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Ils y arrivaient pourtant, et non seulement les grands écrivains, qui ont partout des moyens particuliers de forcer l’indifférence générale, mais quelquefois les médiocres et même les mauvais ; ce qui prouve qu’il ne leur était pas aussi malaisé que nous nous l’imaginons de se faire connaître. Comment y arrivaient-ils, il vaut la peine de le chercher.

Prenons les poètes. Sans aller jusqu’à dire avec Malherbe qu’ils n’ont pas plus d’utilité dans un État que les bons joueurs de quilles, il est sûr qu’ils sont un luxe dont on peut à la rigueur se passer. A Rome, où l’on condamnait si sévèrement les gens oisifs, on ne distinguait pas entre ceux qui ne font rien et ceux qui font des riens, et l’on mettait sans hésiter les poètes dans cette dernière catégorie[1]. Il était donc naturel qu’on fût assez mal disposé pour eux et peu empressé à connaître leurs vers. Cependant on ne fait des vers que pour qu’ils soient connus. Aujourd’hui on les imprime, et, si le public ne les achète pas, on les donne. Le moyen n’est pas toujours bon, car celui qui reçoit un livre n’est pas forcé de l’ouvrir. Dans l’antiquité, l’auteur en donnait lecture, ce qui est plus sûr, les gens mêmes qui ne veulent pas écouter étant forcés d’entendre. Pour un homme riche, la chose était aisée : il n’a qu’à donner à dîner. Autour d’une table bien servie il réunit des amis qu’il sait complaisans de nature, des cliens qui sont forcés de l’être par situation, quelquefois des débiteurs qui espèrent par quelques louanges bien placées mériter quelques douceurs à l’échéance. Quand, après un bon repas, le maître se met à lire, l’enthousiasme déborde ; « on crie : Bien ! très bien ! admirable ! on pâlit d’émotion ; au besoin une larme complaisante coule des yeux, on sursaute, on trépigne. » Le lendemain le bruit de ce triomphe se répand dans Rome, et voilà les vers du maître lancés. Mais le pauvre n’a pas les mêmes ressources. Ne pouvant réunir des auditeurs chez lui, il est bien obligé de les prendre où il les trouve. Quelquefois il débite sa poésie au milieu du forum ; au bruit qu’il fait, les oisifs arrivent, quand ils ne sont pas trop occupés à jouer à la marelle sur les marches des temples, et il se forme des cercles autour de lui, comme autour des saltimbanques ou des montreurs d’animaux savans. D’autres se réservent pour les bains publics ; il y a là des salles voûtées qui font résonner les vers pompeux :


Suave locus resonat voci conclusus.


Le besoin de trouver quelqu’un qui les écoute les rend féroces. Martial nous les montre armés de leur manuscrit et à la

  1. Caton ne les distinguait pas des bouffons qui gagnent un dîner en amusant les convives, et les appelait les uns et les autres des pique-assiettes.