Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 132.djvu/314

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

yeux fixés sur Paris, qui en impose les idées, les goûts et les modes, qui a peu à peu rompu les barrières, dans lesquelles s’enfermait chaque province, pour établir partout la même manière de parler et de vivre. Mais, par d’autres moyens, Rome y était arrivée aussi bien et presque aussi vite que nous. Tout le monde occidental, de l’Océan aux Balkans, et du Rhin à l’Atlas, s’est habitué à se modeler sur elle ; des nations différentes d’origines et de nature se sont entendues pour recevoir ses lois, adopter ses coutumes et parler sa langue ; et à la fin elles se les sont si complètement appropriées qu’aujourd’hui encore ce qu’elles trouvent de plus solide en elles, après tant de bouleversemens, c’est ce vieux fond romain que la conquête y a laissé. On dit — et l’on a bien raison de le dire — que la presse est ce qui aide le plus à la diffusion des idées, et nous sommes disposés à croire que sans elle il ne leur serait pas possible de se répandre. Et pourtant la presse n’existait pas quand s’est accomplie la plus grande des révolutions dont nous ayons gardé le souvenir. Le christianisme s’est propagé sans journaux, presque sans livres, par la parole parlée, et en moins de deux siècles il s’est étendu aux pays les plus lointains, et, dans ces pays, il a pénétré jusqu’aux couches les plus profondes.

Tirons-en la conclusion que les progrès de l’humanité ne sont pas si étroitement liés à certaines conditions particulières qu’ils ne puissent s’effectuer sans elles. Ce qui est dans l’ordre finit toujours par arriver. Quelque admiration que nous éprouvions pour les découvertes merveilleuses qui ont changé notre existence, n’oublions pas qu’à la rigueur on peut s’en passer, qu’on a longtemps vécu sans elles, et que, sans elles, on est souvent parvenu aux mêmes résultats où elles nous conduisent aujourd’hui. Par des chemins différens, le monde s’avance vers le but qui lui est marqué, et rien ne l’empêche de l’atteindre. D’une façon ou d’une autre, un peu plus lentement ou un peu plus vite, il accomplit toujours ses destinées : fata viam inveniunt.


GASTON BOISSIER.