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c’était encore plus stupide que féroce, d’après Hoffmann, car on ne force point la nature. « — Que pensez-vous, demande un de ses personnages, de l’axiome en vertu duquel une éducation appropriée peut faire très rapidement d’un enfant quelconque, sans s’occuper de ses aptitudes, de ses dons naturels, de son génie, un homme éminent dans n’importe quelle branche ? — Que puis-je penser de cet axiome, réplique l’interlocuteur, si ce n’est qu’il est inepte et impie ? » Il fallait être l’oncle Otto, c’est-à-dire la fleur des philistins, pour entreprendre de faire un conseiller de justice d’un bambin sur lequel l’art et la poésie avaient aussi manifestement mis leur empreinte. Le bonhomme l’a payé cher ; son neveu ne s’est jamais lassé de le tourner en ridicule dans ses œuvres.

L’oncle était pourtant très libéral, quelquefois trop. Sa bibliothèque était bien garnie, et le petit Hoffmann avait la permission d’y fouiller. Ce fut ainsi qu’il tomba sous la domination d’un génie qui n’a jamais lâché prise quand il s’est une fois emparé d’une âme. A quatorze ans, il mit la main sur une traduction allemande des Confessions, qu’il dévora, en recevant à de certains passages « comme des secousses électriques. » Il assure que sa jeunesse même le préserva d’abord des dangers d’une pareille lecture, mais il y revint, toujours, sans cesse. On lit dans son Journal à la date du 13 février 1804, moins de quinze ans après la première initiation : « Je lis les Confessions de Rousseau peut-être pour la trentième fois. Je me trouve beaucoup de ressemblances avec lui. »

Qu’on songe à la tyrannie qu’un Jean-Jacques, lu avec une passion si tenace, peut exercer sur une intelligence encore tendre. C’est bien autre chose que tous les oncles Otto du monde. Hoffmann était né avec l’esprit de révolte qui est le fond du romantisme ; il l’avait hérité de son père. Rousseau l’attisa en lui. L’étudiant Hoffmann, fils et petit-fils de bons bourgeois de Kœnigsberg, se complut dans le sentiment qu’il y avait un abîme entre lui et la société, et qu’il ne lui restait d’autre parti à prendre que de faire bande à part A dix-neuf ans, il écrivait à son ami Hippel : « Je reviens d’une petite fête à laquelle on m’avait invité. J’y ai été bavard, profond avec les gens âgés, — galant avec les dames, — et, au fond, aussi seul que si j’avais été dans un désert. » Il dit au même correspondant, dans une autre lettre : « Je n’ai jamais vécu aussi isolé, aussi à part de tous. Celui-là seul m’adresse la parole qui vient me chercher tout exprès, et je lui sacrifie alors dix minutes, après quoi : un point. Je crois qu’une personne ne s’y connaissant pas pourrait voir là-dedans un peu d’anthropophobie, mais il se tromperait complètement. J’aime