Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 132.djvu/321

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

toujours les hommes, autant qu’auparavant. » Il les aimait à condition de n’être tenu à rien vis-à-vis d’eux, ni retenu en rien, de peur de devenir aussi un philistin, lui que la nature avait créé pour de plus hautes destinées. Hoffmann était à point pour le satanisme esthétique, auquel conduit en littérature l’esprit de révolte du romantisme. Qu’est-ce, disait-il, qu’un philistin ? « C’est un chat qui ne bouge de derrière le poêle, où il se sent en sûreté, parce que les toits lui donnent le vertige. » Rousseau lui avait montré le chemin des toits, et il rongeait son frein, d’impatience de ne pouvoir s’y élancer. Il prenait en haine les personnes de sa famille qui, par un rôle mal entendu, tenaient fermée la porte menant aux gouttières : « Dieu sait, écrivait-il à Hippel, quel hasard ou, plutôt, quel bizarre caprice du sort m’a placé ici, dans cette maison ! Le noir et le blanc ne peuvent pas être plus contraires que moi et ma famille. — Mon Dieu, quelles gens ! — J’avoue volontiers que bien des choses, chez moi, peuvent paraître passablement excentriques. — Mais aussi, pas la moindre indulgence. — Le gros sire, trop usé pour ma plaisanterie, trop pitoyable pour mon mépris, commence à me traiter avec une indignation que je ne mérite vraiment pas (22 septembre 1795). »

Le « gros sire » avait ses raisons, qui n’étaient pas toutes mauvaises. Son neveu passait son temps à le mystifier, sous prétexte qu’il était né humoriste, et le petit vieillard ne trouvait pas cela convenable. « L’humour, disait Hoffmann, n’a rien de commun avec son avorton de frère, le persiflage. » Mais l’oncle Otto n’entrait pas dans ces distinctions, et la moutarde lui montait au nez de servir de plastron à ce galopin. Il lui en voulait aussi d’avoir mal placé son cœur dès la seconde fois qu’il était devenu amoureux. Leurs relations devenaient difficiles, et il était urgent de se séparer. En 1790, Hoffmann avait terminé cahin-caha ses études de droit et passé un examen qui lui ouvrait la carrière de la jurisprudence. Il comprit la nécessité de quitter Kœnigsberg et partit pour la petite ville de Glogau, en Silésie, où il était assuré d’une situation « dans les bureaux de la régence. » L’oncle Otto en était arrivé à ses fins : son neveu était en passe de devenir à son tour conseiller de justice.

Hoffmann avait vingt ans. De sa personne, il avait l’air d’une plaisanterie spirituelle de la nature. C’était un rien d’homme, très jaune et très laid, avec des cheveux bruns tout hérissés qui lui mangeaient le front, si fluet qu’il passait partout, si vif qu’il lui était impossible, avec la meilleure volonté du monde, de rester une seule minute tranquille ; quand son corps ne pouvait absolument pas bouger, son visage vibrait — le mot est de lui — et faisait