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et que le moyen âge était crédule et superstitieux. Leurs personnages surnaturels sentent toujours le bric-à-brac. Ils ne sont jamais faits comme vous et moi, et ne savent pas vivre simplement. On les voit sortir d’une fente de rocher ou du fond de l’eau. Ils sont accompagnés d’un bruit de tonnerre ou de flammes de Bengale. Leurs costumes et leurs manières attirent l’attention. Ce sont des faiseurs d’embarras, et c’est pourquoi ils n’ont pas été populaires longtemps.

Quelle différence avec ceux de Hoffmann, qui frayait jour et nuit avec les fantômes ! Comme les siens sont modestes et naturels ! L’un de ses héros, le comte Hippolyte, est tranquillement assis à sa table de travail. Il reçoit la visite d’une vieille dame à toilette provinciale, suivie de sa fille. La mère lui raconte ses malheurs. Tandis qu’elle débite sa litanie, Hippolyte s’occupe à regarder la fille, qui est très jolie. Comment se douterait-il qu’il vient de recevoir dans son cabinet deux vampires[1] ?

Mme G*** a chez elle quelques amis. On bavarde autour de la lampe en prenant du thé ou du punch. La porte s’ouvre et l’on voit paraître un monsieur très bien mis, très correct, qui se présente en homme « du grand monde ». C’est un invité de M. G***, qui a oublié d’en avertir sa femme. C’est aussi un hypnotiseur (Hoffmann dit « magnétiseur »), possédant le pouvoir de la suggestion à distance, et il va jeter le trouble dans cette famille paisible[2].

Un brave Berlinois rentre chez lui, le soir, après avoir bu sa chope de bière. Il aperçoit un passant qui frappe à une maison inhabitée, et il l’avertit charitablement de son erreur. Par reconnaissance, l’autre l’invite à vider une bouteille. Le bonhomme accepte, sans pouvoir deviner qu’il trinque avec un célèbre alchimiste du XVIe siècle, et que le vieux juif assis en face d’eux fabriquait de la monnaie à la même époque[3].

L’ombre de dona Anna vient causer avec Hoffmann dans une loge de théâtre, et c’est à une table de café, dans un jardin empesté par l’odeur du tabac, qu’il fait connaissance avec l’ombre de Gluck. Des fantômes qui sont comme tout le monde n’ont pas besoin de paysages romantiques et de châteaux moyen âge. Ils se montrent, sans être embarrassés de leur personne, dans les lieux où tout le monde va, où tout le monde est. Ceux du Majorat n’habitent parmi des ruines que parce que Hoffmann avait

  1. Dans les Frères Sérapion, vol. IV.
  2. Le Spectre fiancé, Ibid, vol. III. Nous conservons aux contes qui sont célèbres en France le titre sous lequel ils ont été traduits.
  3. Le Choix de la fiancée. Ibid., vol. III.