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réellement séjourné dans le vieux château des bords de la Baltique. Le décor lui avait paru joli ; il l’utilisa, mais sans croire un instant qu’on ait plus de chances de voir des revenans dans une salle gothique et croulante qu’au coin de son feu, dans la modeste chambre soigneusement époussetée par la bonne Micheline. Il savait trop bien le contraire, lui qui en était entouré, étant un Voyant, puisqu’il était un poète.

En ce temps-là, l’alcoolisme n’avait pas été étudié scientifiquement. Hoffmann ne se doutait pas, lorsqu’il buvait pour exciter son cerveau, que ses visions sortaient avec le vin du goulot de la bouteille. Il croyait seulement avoir donné à ses facultés toute leur acuité, afin de pouvoir plonger ses regards dans le monde mystérieux qui reste invisible à l’homme ordinaire. Le poète, disait-il, « favori de la Nature, » peut seul aspirer à « la connaissance profonde, complète, de l’être. » Il n’est donné qu’à lui de lever les voiles qui dérobent aux yeux du vulgaire des phénomènes obéissant à d’autres lois, à d’autres forces, que les lois et les forces étudiées, formulées, mesurées par les docteurs et les académiciens. Quand on a « le don », beaucoup de choses qui paraissent inexplicables aux autres deviennent toutes naturelles. Hoffmann avait le don. Il n’était donc pas surprenant qu’il vît les habitans de cet autre monde, et qu’il conversât avec les esprits des trépassés. Plus les hallucinations redoublaient, plus il avait la foi et, inversement, plus il réfléchissait à ces mystères, plus il apercevait après boire de revenans et d’êtres extra-terrestres en tout genre, car il a été constaté que « les hallucinations ont pour objet, soit les occupations ordinaires, soit les préoccupations dominantes du moment[1]. » Ce n’était pas un état d’esprit sain ; on ne le souhaiterait à personne ; mais c’était un état d’esprit éminemment favorable pour un écrivain fantastique, puisque Hoffmann aurait souvent été bien en peine de faire la part du rêve et celle de la réalité dans ses portraits d’après nature. Il ne s’imaginait pas que les personnages de ses contes, qui gambadaient dans la chambre tandis qu’il écrivait, avaient tous une existence véritable. Et pourtant ! puisqu’il les voyait et les entendait ! Il s’y perdait, et en arrivait à se demander si ce que nous appelons le monde réel ne serait pas une apparence, s’il existe en dehors de notre entendement.

Dans un de ses plus jolis contes, un promeneur, nommé Cyprien, s’égare dans une forêt. Il aperçoit un ermite assis sur une pierre et s’approche pour lui demander son chemin. L’ermite

  1. Magnan, loc. cit.