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ÉMILE AUGIER.

ou de la tribune sur les planches. Nous n’avons pas à rechercher ici les origines de ce goût très vif que le Français a toujours manifesté pour l’art oratoire ; il suffit de le constater ; et on le constate par le plus rapide coup d’œil jeté sur notre littérature et sur nos mœurs. Nous en sommes venus à ne pas concevoir une notion très nette de ce qu’est la poésie ; nous la confondons volontiers avec l’éloquence, et nos poètes les plus populaires ne sont le plus souvent que d’admirables orateurs, écrivant en langage rythmé. Quand Mme de Sévigné parle avec enthousiasme de Corneille, elle cite naturellement comme type et modèle du beau parfait et absolu « les tirades qui donnent le frisson. »

Or, les « tirades » chez Émile Augier, on n’en sait pas le nombre, assez courtes d’ordinaire dans ses couvres en prose, beaucoup plus longues dans celles où le balancement du vers soutient l’allure de sa période. Il en use et en abuse alors avec la bonne foi d’un homme qui n’entendit jamais grand’chose au jeu des passions, mais qui crut en revanche à l’efficacité des argumens rationnels, groupés et présentés en un ordre pseudo-logique. Tels exemples, faciles à rappeler, semblent extraordinaires. Pendant le cinquième acte de Gabrielle, Julien surprenant sa femme au moment où elle va le trahir, imagine de lui faire une conférence sur les misères et les hontes de l’adultère, comme psychologie, rien de plus absurde ; on a beau être avocat, dans la réalité, on ne le fut jamais à ce point. Mais ce qui paraîtra plus étonnant encore, c’est le résultat que produit ce plaidoyer, c’est le revirement subit d’une incomprise qui se disait prête par amour à affronter les pires scandales, et qui se jette aussitôt dans les bras de son mari en l’appelant : « Ô poète ! » Et, malgré tout, la scène passe sans encombre à la représentation ; non seulement le public l’accepte ; il l’accepte avec des applaudissemens, oubliant l’incommensurable ignorance de l’âme sur laquelle elle est fondée, pour ne sentir que l’attrait du développement oratoire qu’elle renferme.

Enfin, en dehors des qualités de métier, — secondaires, mais non méprisables, — par où l’écrivain eut l’art de capter la foule, les faiblesses et les lacunes de son organisation intellectuelle lui furent peut-être plus précieuses que les plus beaux dons réservés aux cerveaux supérieurs. Son absence d’originalité le mit à même de refléter sans cesse les idées et les sentimens rudimentaires qui agitaient la masse de ses contemporains ; les tendances simplistes et superficielles de son esprit, l’étroitesse de ses conceptions philosophiques et morales le placèrent dans un état de communion constante avec ceux qui ne sont ni l’élite ni la plèbe,