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Ils disent : « Je suis grand. Il faut qu’on me révère.
Et leurs pieds orgueilleux foulent le genre humain.
Ils disent : « Je suis pur ; j’ai droit d’être sévère. »
Qu’un mendiant s’approche, ils referment la main.

L’odeur de ses haillons troués les importune.
Ils ne voient pas en lui Jésus-Christ haletant.
Sans doute que le vice a fait son infortune.
S’il peinait davantage, il serait mieux portant…

Ah ! qui voudrait savoir de quelle pourriture
Est fait l’être jaloux qui le tient enchaîné ?
Les sépulcres blanchis dont parle l’Écriture
Marchent encor parmi le peuple prosterné.

Et nous qui restons droits devant l’idole infâme
Et ne fléchissons pas volontiers les genoux,
Sommes-nous donc si fiers en regardant notre âme ?
Se pourrait-il qu’un Dieu se réfléchît en nous ?

Comme l’agneau perdu qui laisse de sa laine
Aux ronces de la route, aux épines des bois,
Nous courons, au hasard, où le vent nous entraîne ;
La vie, ainsi que l’eau, nous coule entre les doigts.

Nous aimons à parler d’art et de poésie,
Et leur pâle soleil nous enchante un instant.
Mais quel guide peu sûr que notre fantaisie !
Et le temps va toujours, et la mort nous attend.

Parfois, nous semble-t-il, un reflet de l’Aurore
Illumine la lande où nous allons rêver.
Mais ce jour incertain, qu’il est timide encore !
Que l’aube de nos cœurs est lente à se lever !

Nous sommes le tombeau que recouvre la mousse,
La mer de sable où le bon grain ne peut germer,
L’implacable désert où nulle fleur ne pousse,
Hélas ! Et nous mourons de ne pouvoir aimer !