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Que Montaigne ait été un bon fils et un père attentif, cela certes ne nous est pas indifférent. Mais il y a une question singulièrement plus intéressante et d’une tout autre portée : c’est celle de l’égoïsme intellectuel de Montaigne. L’auteur des Essais se prend lui-même pour le sujet de son livre. Il se met en scène ; il se raconte au public. Il étale ce moi haïssable. Jansénistes et prédicateurs le lui ont au XVIIe siècle durement reproché. « Le sot projet qu’il a de se peindre ! » s’écrie Pascal. Et les auteurs de la Logique de Port-Royal : « Un des caractères les plus indignes d’un honnête homme est celui que Montaigne a affecté, de n’entretenir ses lecteurs que de ses humeurs, de ses inclinations, de ses fantaisies, de ses maladies, de ses vertus et de ses vices… il ne naît que d’un défaut de jugement, aussi bien que d’un violent amour de soi-même. » L’exemple de Montaigne a été abondamment suivi. Notre littérature a été comme inondée par le débordement des confessions, mémoires intimes, souvenirs personnels, et autres produits de l’outrecuidance et de la sottise. La responsabilité n’en remonte-t-elle pas jusqu’à notre moraliste ? et n’a-t-il pas par avance autorisé de son nom ceux qui, avec moins de grâce et de légèreté, ont fait une oeuvre au fond pareille à la sienne ?… C’est l’une des questions qui se posent à propos de Montaigne, et c’est le reproche dont on peut - en partie du moins - le justifier.

Je n’oublie pas que Montaigne au cours de son livre nous donne sur lui-même des détails que nous ne lui demandions pas, que nous nous serions très bien passés de connaître, ou que peut-être nous aimerions à ignorer. Il nous fournit sur ses facultés, sur ses goûts, sur ses talens d’homme d’intérieur et ses talens de société les renseignemens les plus inutiles ; c’est par exemple qu’il a la mémoire courte et la vue longue, qu’il est inapte au ménage, ne sait compter « ny à get ny à plume » et ne fait pas la différence « d’entre les choux et les laictues de son jardin », ou encore qu’il trouve le jeu d’échecs trop difficile et n’aime pas à perdre aux cartes. Il nous dit comment il règle sa dépense et aussi ce qu’il aime chez ses maîtresses et comment il se conduit avec les femmes. Nous savons par lui qu’il est d’une taille un peu au-dessous de la moyenne, qu’il a l’oreille petite, la barbe épaisse et brune, couleur d’écorce de châtaigne, les mains gourdes et les jambes velues, une peau qui de soi n’avait pas de senteur, mais à laquelle toutes les odeurs s’attachaient de la façon parfois la plus compromettante. Par lui toujours nous sommes informés qu’il a perdu une dent passé cinquante ans, qu’il aime le poisson, qu’il boit un grand coup à la fin du repas, qu’il ne peut supporter d’aller en voiture, qu’il est sujet au soulèvement d’estomac et toutefois qu’il n’a pas voulu pour remédier à cet inconvénient qu’on lui sanglât le bas du ventre. Il nous instruit de ses digestions et de ses coliques. « Il a vraiment eu