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raison, dit Mlle de Gournay, de montrer comme il se gouvernait en l’amour, au devis, à la table, voire à la garde-robe… » Cette vieille demoiselle était d’une intrépidité que nous admirons sans pouvoir la partager ; nous nous refusons à la suivre jusque-là. Du moins, Montaigne n’a-t-il pas cherché à se faire gloire du cynisme de certains aveux. Ses confidences partent non de forfanterie mais plutôt de naïveté. Il se peut qu’ayant formé le projet de se peindre, il ne se soit pas cru en droit d’effacer complètement du portrait les traces de la commune misère. Prenons garde aussi que notre badauderie s’amuse de ces menus détails autant que s’y complaît la vanité de l’auteur. Il ne faut pas qu’ils nous donnent le change et nous empêchent d’apercevoir le véritable dessein de Montaigne.

Celui-ci a bien prévu les objections qu’on ne manquerait pas de lui faire et que peut-être lui ferait-on avec quelque apparence de raison. « La coutume a fait le parler de soy vicieux, et le prohibe obstinément, en hayne de la ventance qui semble tousjours estre attachée aux propres témoignages. » Et ailleurs : « De samuser à soy il leur semble que c’est se plaire en soy, de se hanter et prattiquer que c’est se trop chérir. » Pourquoi est-ce qu’il s’expose à ce reproche sinon parce qu’il a conscience à part lui de ne pas céder uniquement auplaisir mesquin et par trop indigne d’un homme d’esprit de se donner en spectacle et d’occuper la scène ? il se rend compte qu’il fait une œuvre nouvelle : « C’est le seul livre au monde de son espèce et d’un dessein farouche et extravagant. » Pourquoi est-ce qu’il y persévère et qu’il la mène à bout, sinon parce qu’il s’assure que l’extravagance en sera rachetée par le profit solide qu’il en retirera ?

En fait, l’un des traits qui caractérisent le mieux Montaigne, c’est sa curiosité de l’âme humaine. Il se peut bien qu’il se soit refusé à s’embarrasser de questions qui d’après lui dépassent la portée de notre raison et dont la recherche stérile, condamnée par avance à ne pas aboutir, ne peut nous apporter que trouble et que déceptions. Il n’en est que plus soucieux d’explorer en tous sens le champ laissé à notre connaissance. Qu’est-ce que Dieu ? Qu’est-ce que l’âme considérée dans son essence ? Quelle destinée l’attend au lendemain de la mort ? C’est affaire aux théologiens de nous le dire et il est prudent de s’en remettre de ces matières à l’autorité de l’Église. Mais nous vivons et nous mourrons ; nous sommes en rapport avec les hommes et en contact avec les choses ; nous sommes aux prises avec la souffrance, en butte aux hasards de la fortune, et nous voulons être heureux. Comment est-ce que les hommes se comportent en présence des accidens qui forment la trame de la vie humaine, depuis qu’il y a une humanité, dans tous les temps et dans tous les pays ? Quelle est la formule la plus approchante du bonheur et quel est le plus sûr moyen pour arriver