utile et de plus de prix que les autres. Pourquoi donc n’aurait-on pas le droit de faire part aux autres hommes de ses progrès dans cette science de l’homme et de la vie ?
Nous voilà assez loin, semble-t-il, de cet égoïsme qu’on a coutume de reprocher à Montaigne. Nous touchons ici à quelque chose de fondamental. Peut-être n’était-il pas indifférent de rappeler que celui de qui se recommandent comme de leur ancêtre les dilettantes et les partisans de l’impressionnisme en littérature a porté si nettement témoignage de l’universalité de notre nature. Et c’est par là également qu’il diffère de la manière habituelle des faiseurs de confessions.
Ceux-ci ont pour dessein principal de se distinguer et de se mettre à part. Ils ont conscience de réunir en eux un ensemble de qualités, ou peut-être un concours de défauts dont le pareil, qui ne s’était pas encore vu au monde, ne s’y rencontrera pas une seconde fois. Ils sont un exemplaire unique. C’est pourquoi ils convient les hommes à les admirer : c’est le phénomène autour duquel on fait cercle. Aussi sont-ils portés à faire saillir ce qu’il y a en eux d’original et de particulier ; ils l’exagèrent, ou ils l’inventent au besoin ; ils se composent une physionomie en dehors de l’ordinaire et une personnalité excentrique. Voulez-vous les désobliger ? Dites-leur qu’ils ne s’écartent guère du patron commun et qu’à tout prendre ils rentrent assez bien dans l’humanité moyenne. Mais telle est justement la prétention de Montaigne. Il répète à satiété qu’il ne croit avoir aucun mérite singulier, mais plutôt une âme ordinaire. Il se tient pour être de la commune sorte, et il s’en vante. C’est de cette médiocrité même qu’il s’autorise pour entretenir de lui le public ; car s’il était de complexion rare et d’une nature faire s’exclamer les gens, on pourrait le reprendre du reproche d’ostentation ; mais tel qu’il se montre à nous, il n’est pas suspect. Il s’empresse de prévenir et de décourager dès l’abord ceux qui seraient tentés de chercher dans son livre ce qui n’y est pas. Les amateurs de sensations rares n’y trouveraient pas leur compte. Ce n’est ici un livre ni qui puisse réjouir les esprits vulgaires ni qui doive contenter pleinement les excellens esprits : les uns n’y entendraient pas assez et les autres y entendraient trop. Lecteurs et auteur doivent être faits de même, et ceux-là, comme celui-ci, logés entre les deux extrémités. Telle est cette moyenne région où Montaigne estimait que les Essais pourraient « vivoter ». Ils y vivotent, en effet, assez à leur aise et en bonne santé. Et on voit bien quelle est la raison de leur succès. C’est qu’ils offrent à l’humanité une image d’elle-même où le plus grand nombre peut se reconnaître. C’est qu’ils sont faits de la même étoffe dans laquelle les hommes se taillent leurs vêtemens de tous les jours. Montaigne est pareil à la plupart d’entre nous, sauf qu’il se connaît mieux. Il est avec plus de clairvoyance ce que nous sommes.