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Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 132.djvu/446

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Par là Montaigne échappe encore à cet autre défaut de l’égoïsme, qui consiste à faire de l’individu le centre de tout. Juger de tout par rapport à soi, et se faire la mesure de toutes choses, quelle folie ! « O l’asnerie dangereuse et insupportable ! » opine Montaigne. Pour ce qui est de lui, il ne croit nullement qu’il ait toujours raison ; surtout il n’éprouve aucun plaisir à avoir raison lui seul contre tous. À rompre en visière à tout le genre humain, il serait d’avis qu’il y a bien du mauvais goût et une affectation ambitieuse. Il se range volontiers au style commun. Il n’a pas tant de confiance dans ses opinions qu’il veuille les imposer à autrui. Il n’a pas tant de foi dans la vertu de ses idées qu’il en attende la réforme et le bonheur de l’humanité. Il n’est pas avide de renverser l’édifice pour le réédifier à sa guise. Bien au contraire. Il redoute tout ce qui est nouveau parce qu’il est nouveau. Il n’ignore pas que les mœurs sont corrompues, les lois injustes, les usages monstrueux : « Toutefois pour la difficulté de nous mettre en meilleur état, et le danger de ce croullement, si je pouvoy planter une cheville à nostre roue et l’arrêter en ce point, je le ferais de bon cœur. » Montaigne est un grand défenseur de l’ordre établi, partisan déclaré de tout ce qui peut entretenir l’harmonie et l’entente. Il n’est pas disposé à jeter l’anathème à la société, au nom de l’individu. Au rebours des égoïstes, il est éminemment sociable.

On voit maintenant quelle est exactement la situation de Montaigne. La description qu’il nous fait de son âme n’est pour lui que le moyen et non le but. Il n’étudie la réalité individuelle que pour la dépasser. C’est vers la vérité qu’il tend, mais il s’y achemine par une voie non encore frayée. Il inaugure la méthode d’observation intérieure. Il en fait, lui vraiment le premier chez nous, un procédé littéraire. On aperçoit sans doute la portée d’une telle nouveauté et comment en cette fin du XVIe siècle elle venait si bien à son heure. Le XVIe siècle est une époque d’érudition et de littérature toute livresque. On est tout à la ferveur qu’inspire l’antiquité retrouvée. On jure sur la parole des anciens et on n’aperçoit l’humanité qu’à travers ce qu’ils en ont dit. Leurs sentences tiennent lieu de philosophie ; et les anecdotes dont leurs livres sont pleins sont plus familières aux esprits que les événemens qui datent d’hier. Montaigne a beau s’élever contre le pédantisme de ses contemporains ; il en est infecté. D’elle-même sa pensée se moule dans une phrase de Sénèque, et c’est à Plutarque qu’il emprunte ses plus beaux exemples. Il se pourrait néanmoins que parmi tant de contes qui nous sont venus des Latins et des Grecs, il y en eût de saugrenus ; et il n’est pas impossible que ces maîtres de la sagesse aient d’aventure laissé échapper quelques sottises. À tout le moins il y faudrait regarder. Il faudrait séparer le bon grain de l’ivraie. Mais quel moyen de contrôle avons-nous ? Et de quel contrôle peut-il