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le théâtre. Fut-il vraiment acteur, comme le veut la tradition, ou se contenta-t-il de faire jouer par d’autres les deux pièces qu’il écrivit, toutes deux d’ailleurs également informes, le Miroir pour l’Angleterre et Londres, et les Plaies de la guerre civile ? Ces deux pièces, en tout cas, ne mériteraient pas même d’être signalées, si la première ne contenait certains passages lyriques d’une suavité délicieuse, et si dans l’autre Lodge ne se montrait une fois de plus l’introducteur en Angleterre d’un genre nouveau : car les Plaies de la guerre civile sont le premier en date des draines anglais traitant des sujets de l’histoire romaine. Elles ont précédé, et sans doute inspiré, Coriolan, Jules César, Antoine et Cléopâtre.

Dans un recueil publié en 1595, The Fig for Momus, Lodge, inventeur acharné, offrait à ses compatriotes le premier échantillon de deux autres genres, tous deux destinés, après lui, à une brillante fortune : la satire héroïque, et l’épître en vers. En 1596 il fit paraître un long écrit en prose, le Diable conjuré, qui présente dans sa conception et dans plusieurs de ses détails une analogie extraordinaire avec la Tentation de Saint-Antoine de Gustave Flaubert. Et ce fut encore, quelques années plus tard, cette Margarite d’Amérique, où Lodge essayait de transporter à la poésie anglaise des rythmes et des coupes de strophe de provenance italienne.

Mais la renommée d’un inventeur poétique n’est point la seule qu’il mérite. Personne peut-être des poètes de son temps n’a eu un sentiment aussi profond de la pureté de la forme ; ses vers, trop souvent prétentieux et amphigouriques, sont toujours d’une correction et d’une harmonie impeccables, sans compter une certaine douceur de sentiment qui leur est bien propre, et qui suffirait pour assurer à Lodge une des premières places dans la glorieuse galerie des poètes de son temps. Rosalinde et la Margarite d’Amérique, notamment, abondent en petits poèmes d’une grâce charmante ; et davantage encore il s’en trouve dans un recueil de sonnets, Phillis, publié en 1593, au retour du malheureux voyage. Cinq ou six des pièces de ce recueil sont devenues classiques : et M. Gosse en cite d’autres qui vaudraient également d’être conservées. « Le bruit court que, sur les eaux de ce pays d’Isis, nagent — de si nobles cygnes et si confians dans la mort — que lorsqu’ils se sentent arrivés au bord du Léthé, — ils chantent leur hymne funèbre, tandis que la mort leur fait signe. — Et moi, comme eux, sentant que mes blessures sont mortelles, — mais heureux de mourir pour celle que j’adore, — dans mes hymnes joyeux je vous exhorte tous — à mourir pour une telle divinité, ou à ne plus aimer. »

C’est de ce poème, sans doute, et d’autres semblables, que Lodge a fait solennellement pénitence en 1596, dans la préface de son Diable conjuré. Il venait alors de se marier (ou plutôt de se remarier) avec une veuve, catholique zélée, qui l’avait converti lui-même au