l’incorporation de nouvelles substances dans leur texture. Les fabricans de papier se sont plies à cette évolution par des traitemens appropriés. Ainsi des chiffons communs, qui ne servaient il y a une quinzaine d’années qu’au carton et au papier d’emballage, ont trouvé leur utilisation dans les sortes blanches, grâce à des moyens de lessivage perfectionnés. La gamme des chiffons est en effet extrêmement étendue ; il suffit, pour ne rien perdre, de savoir en jouer. Les manuels ou guides du papetier établissent jusqu’à 70 catégories à séparer dextrement avant leur emploi.
Aux yeux du spécialiste qui connaît les fins dernières des nippes humaines, nous représentons tous une certaine espèce de chiffons qu’il classe dans sa pensée, dont il fixe d’avance la destination exacte et le prix. Le plastron qui bombe, éblouissant, sur la poitrine de ce gentleman, figurera bientôt dans les « gros-bons pur fil », très convenables pour les titres de rente. Les dessous de ces dames, assises ici en robe de bal, fourniront les « superflus choisis », excellens pour le papier à cigarette. De ce mendiant agenouillé à la porte de l’église viendront les « vieux droguets et noirs », et de cette jeune fille qui lui fait l’aumône les « mousselines neuves imprimées ». À cette ouvrière, en train de se dégrafer dans sa mansarde, on demandera les « rognures de corset », très recherchées pour le papier à lettre de grande marque, parce qu’elles n’ont pas été brûlées par les acides des blanchisseuses. De ce couple modeste qui passe au bord de la plage, tendrement enlacé, on peut attendre les « indiennes tout venant » et les « bleus mêlés toile et coton », et de ce groupe de matelots qui regagnent leur navire en titubant, les « bulles gris non blanchis ! »
Même après leur mort comme vêtemens ou comme étoffes, ces tissus, entrés dans le royaume des chiffons, conservent entre eux une hiérarchie sévère. Confondus un instant peut-être parmi les ordures ménagères, ils ne tardent pas à reprendre leurs distances sous le crochet du « biffin », puis dans les ateliers de triage du marchand. Un certain nombre de ces détritus ne subissent pas l’ignominie du trottoir : les morceaux expulsés après un long service des hôpitaux ou des administrations, les parcelles neuves tombées sous le ciseau des lingères, vont directement aux magasins de gros, d’où ils sont dirigés sur les papeteries de luxe. Quelques ordures privilégiées sont aussi vendues par les domestiques, les garçons de magasin, à une catégorie supérieure de chiffonniers, les « chineurs », très enviés de leurs confrères auxquels ils enlèvent le dessus du panier. La majorité des déchets ne parviennent aux fabriques qu’après avoir séjourné plus ou moins avec les os de poulet et les tranches de melon, dans les boîtes