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En Angleterre, où fonctionnent le jury civil et les diverses sortes de jurys criminels, sans compter le jury spécial, et celui qui se réunit à la requête du coroner ou du sheriff, le juryman remplit sa charge, comme il paie l’impôt, avec exactitude et mauvaise humeur. Il ne songe guère à se dérober à ce qu’il considère comme une obligation civique, désagréable sans doute, mais d’un haut intérêt politique et social ; et s’il y songe par aventure, on le ramène rudement au sentiment de son devoir. Aussi il s’ingénie pratiquement à rendre tolérable l’obligation qui pèse sur lui. Au civil, il a droit à des honoraires payés par la partie, et dont le taux est chaudement discuté. Le common juryman payé « à la cause » ou « à la journée » reçoit des honoraires variant de deux pence à cinq shillings. Le special juryman de classe supérieure, trié sur le volet et offrant aux plaideurs des garanties de choix, peut recevoir une guinée.

A leur banc, in the box, les jurés ont « droit au confortable » et les Manuels observent avec soin que ventilation in Court is a common right.

Au criminel les jurés n’ont point d’honoraires, mais un mouvement se dessine qui a pour but de leur en donner. Tout cela se discute ouvertement, sans fausse honte.

En France, aux heures révolutionnaires où l’on croit aux grands changemens, le citoyen a en vue l’idéal de justice ; il veut avec enthousiasme être juge à tous les degrés, il va tout voir, tout contrôler ; il se propose de faire un sacrifice constant de ses heures, du temps réservé à sa famille, à ses affaires. Lui parler d’honoraires serait l’injurier ! Alors se promulguent les grands décrets, comme ceux d’octobre 1789. Mais le lendemain la fièvre est tombée, la lassitude arrive. Plus de concours civique ! A aucun prix on ne veut être juré ! Que dis-je ? on se plaint vivement s’il faut par hasard aller, comme témoin, à une audience. A titre de concours civique, le citoyen paie l’impôt, mais c’est tout ! Il a le droit de suffrage, qu’il n’exerce guère ; quant aux obligations du jury (on le verra bientôt), il s’y soustrait le plus qu’il peut. Ce sont de telles tendances qui donnent le secret de nos mœurs, de nos habitudes judiciaires, de ce surprenant retour à l’ordonnance de Louis XIV, de la correctionnalisation enfin. Comment la magistrature ne reprendrait-elle pas des biens qu’elle convoite et que leurs possesseurs laissent tomber en déshérence ?

Et dans cette sorte d’impossibilité du Français de se plier aux œuvres du concours civique, il y a d’abord un enseignement pour chacun de nous, et ensuite un enseignement pour ceux qui chercheraient les bases de la juridiction criminelle de l’avenir.