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sur ces trottoirs de tombes qui bordent le Cloître Vert, lorsqu’en approchant de la chapelle des Espagnols, j’entendis naître et croître un léger bruit de paroles, de lecture… comme de prière. Avais-je été devancé ? Déjà, j’entrevoyais dans l’ombre lumineuse des silhouettes de jeunes femmes au profil giottesque, aux chapeaux canotiers, aux voilettes blanches, aux mains pleines de mimosas. Elles étaient serrées les unes contre les autres devant le Triomphe de Saint Thomas d’Aquin. L’une d’elles lisait :


Optavi et datus est mihi sensus,
Invocavi et venit in me spiritus sapientiæ,
Et præposui illam regnis et sedibus.


puis la voix reprenait un texte anglais dont voici le sens :

«… J’ai prié, et l’esprit de la sagesse est descendu sur moi… Le pouvoir personnel de la sagesse, la σοφια ou sainte Sophie à laquelle le premier grand temple chrétien a été dédié, cette sagesse supérieure qui gouverne par sa présence toute la conduite des choses terrestres et par son enseignement l’art terrestre tout entier, Florence vous dit qu’elle ne l’a obtenue que par la prière… »

Longtemps elle lut ainsi, passant des aperçus les plus vastes sur le rôle de la discipline dans la pensée humaine aux remarques les plus minutieuses sur les doigts ou les cheveux de tel personnage de la fresque, notant les repeints, étudiant les airs de têtes, les plis des robes, opposant l’attitude calme de la Rhétorique aux gestes outrés des gens des rues de Florence, « qui font des lèvres de leurs doigts et espèrent sottement arracher par leurs vociférations ce qu’ils désirent des hommes ou de Dieu… »

L’auditoire écoutait recueilli, manœuvrant avec la ponctualité d’un peloton prussien pour se porter en face de telle ou telle figure, suivant les indications du mince livre rouge et or. Parfois le ton s’élevait jusqu’à l’invocation. Quelques lointains bruits d’orgue l’accompagnaient en sourdine. Des souffles d’air parfumés de fleurs passaient comme un encens. Les points d’or des mimosas, touchés par des rais de soleil, brillaient dans les mains comme des cierges. Je remarquai que ces voyageuses se tenaient sur la pierre sépulcrale des ambassadeurs espagnols qui ont donné leur nom à cette chapelle. Ce qu’elles lisaient semblait aussi une gerbe de fleurs jaillie d’un passé mort. Quels étaient donc ce livre, cet office inconnu, le prêtre de cette religion de la Beauté ? le sacristain, revenu par là, me jeta ce nom : Ruskin !

Une autre année, je me reposais d’un congrès d’économistes, à Londres, dans un de ces salons d’un gothique sobre et confortable où le goût se satisfait sans détriment des aises. On causait