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À Herne Hill, il passe de longs mois d’hiver à rêver devant des gravures de Turner illustrant l’Italie de Rogers ; et un désir violent entre en lui de voir dans quelles aliquas partes materiæ le grand visionnaire a puisé ses visions. Il fait des collections de minéraux dans les vallons de Clifton, à Bristol, à Matlock dans le Derbyshire, observe des reflets, calcule des hauteurs. Et ce qu’il perçoit ainsi avec son esprit étonnamment précoce et rempli, il l’aime avec son cœur étrangement neuf et vide. Car en dehors de sa famille il ne connaît aucun être vivant. Même en voyage, les Ruskin ne prennent pas contact avec l’humanité. S’ils sont curieux de voir leur grand poète Wordsworth, ils n’osent prétendre à une introduction et se contentent d’aller le guetter derrière un pilier, à l’église. « Nous ne voyagions pas pour des aventures ni pour des relations, mais pour voir avec nos yeux et mesurer avec nos cœurs. » Le confort qu’ils s’accordent leur permet de bien voir et leur ignorance des langues étrangères les empêche de prendre aux gens un intérêt autre que l’intérêt pittoresque. Ils éprouvent un charme particulier à ne rien comprendre aux conversations des foules qu’ils traversent. Chaque geste est noté pour sa beauté, chaque son de voix pour son timbre, non pour sa signification, « comme dans un mélodieux opéra ou une pantomime. »

Soumises à ce régime spécial, toutes les facultés de l’enfant convergent vers la sensation aiguë, l’analyse méticuleuse des paysages et des figures. Son sens esthétique grandit au détriment de tous les autres. Il ne peut aimer telle petite cousine parce qu’elle porte des boucles à l’anglaise et que cette forme est inesthétique. Si, par hasard, on le conduit en visite, il ne prend garde qu’aux tableaux qui ornent le salon et pas du tout aux personnes. Bientôt, à Oxford, il ne pourra supporter les figures des tuteurs ou des camarades qui ne seront pas assez caractérisées, assez bien peintes, » et n’écoutera que les professeurs pourvus de quelque ressemblance avec l’Erasme de Holbein ou le Melanchthon de Dürer. Très doué pour la géométrie, il demeure court dès qu’il sort de cette science de dimensions figuratives et tangibles pour entrer dans l’algèbre qui n’exprime que des relations de chiffres. Rien ne l’intéresse dans les choses que leurs rapports de beauté, que la joie ou la souffrance qu’elles causent aux yeux. Le monde entier lui semble organisé en vue de ces rapports. Déjà il conçoit cet aphorisme qu’il exprimera plus tard dans Proserpina : Les semences et les fruits sont créés pour qu’il y ait des fleurs, non les fleurs pour qu’il y ait des fruits et des semences. » Que dès lors une impression esthétique violente l’accueille au seuil de sa vie d’homme, et l’on comprend qu’elle fixera sa vie. Que la