Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 132.djvu/61

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

à la phalange sacrée des artistes, qui, au nombre de 22, arrivent bons derniers.

J’ajoute que, si l’on jette un regard plus indiscret sur les noms de tous ces jurés, on voit sans doute quelques noms connus et même illustres resplendir au milieu de la foule ; mais ces noms sont bien rares, et on ne peut qu’être frappé du soin avec lequel les commissions multiplient les choix les plus modestes, alors qu’il leur serait aisé de multiplier les plus brillans. Je ne veux pas dire par là que des hommes brillans jugeraient mieux que des hommes modestes, et, à vrai dire, je n’en crois rien ; j’entends à présent me borner à constater des faits. Ajoutons au tableau encore un peu de statistique, mais, bien entendu, de la statistique discrète, qui ne peut désigner personne par son nom. Sur les 1 500 jurés, j’aperçois, en étant très large, les noms de 33 ou 34 Parisiens célèbres ou puissans, ou simplement connus. Je vois les directeurs d’une grande revue et le secrétaire de rédaction d’une autre, deux académiciens, trois ou quatre peintres, quelques hommes de lettres, deux membres de l’Institut, un grand banquier, deux grands éditeurs, et c’est à peu près tout, sauf (j’allais l’oublier ! ) le directeur d’un grand moulin qui n’est pas fort loin de Montmartre. Telle est, ou, si l’on veut, telle était, hier encore, la liste du jury parisien.

Il est aisé de voir que d’une telle liste l’élément populaire et l’aristocratie de tous ordres sont également exclus. Ce jury parisien résultant de la loi de 1872 s’éloigne également du jury populaire de 1848, et du jury qui, dans la plupart des nations européennes, est recruté à l’heure actuelle par voie de sélection, au moyen d’un système dit « des catégories ».

Soit que le jury, considéré au point de vue politique, ait un caractère représentatif et constitue une « émanation du peuple souverain, » soit qu’on l’envisage simplement dans son rôle judiciaire et comme « une garantie de bonne justice, » on peut être surpris que la méthode actuelle de recrutement ait pour effet d’écarter d’une tache aussi délicate tous ou presque tous ceux qui, dans le peuple même et, si l’on veut, dans le prolétariat, dans les arts, dans les lettres, l’enseignement et les hautes fonctions, constituent la richesse de l’organisme social, le sang et le cerveau de la cité.

Un grand nombre de bons esprits croient que la réforme du jury devra consister dans la réforme de son recrutement. Les uns croient pouvoir établir par des faits que le meilleur jury a été le jury populaire. Les autres rêvent, pour Paris au moins, une liste éclatante : trois mille noms brillans ! un Panthéon moderne : le tout-Paris des assises !