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le mari qui, devinant l’outrage fait à son blason, le tue sur le seuil du palais : il entre chez sa femme, son couteau rouge et fumant à la main ; ses yeux rencontrant le cadavre du jeune Florentin, sur lequel se pâme la triste amoureuse, il la tue. Un mari toscan et gentilhomme, du XIVe siècle, n’est point un époux de fabliau champenois. La comédie de Boccace n’est souvent séparée du drame que par une frontière bien indécise. On n’y rit point toujours de très bon cœur. Les aventures égrillardes, les nonnes trop curieuses qui cherchent, dans le jardin du couvent, le fruit défendu, les bons moines ocieux qui détournent de leurs devoirs des commères faciles à la tentation, ne sont au Décaméron que de gais intermèdes, d’une saveur médiocrement italienne, saynètes licencieuses qui relèvent, en quelque sorte, du patrimoine littéraire de tout l’Occident. Je les passe sous silence, sans faire à Boccace le moindre tort. Mais l’angoisse même que l’on éprouve à la lecture du vrai conte florentin est un attrait nouveau, d’un charme très fort. Ce ne sont plus fleurettes bourgeoises, au léger parfum, vite évaporé, ces roses du Décaméron, roses pâles ou roses de pourpre, d’une senteur aiguë et troublante, épanouies dans les jardins mystérieux de San-Miniato ou de Fiesole, où l’on respire à la fois la douceur de l’amour et la terreur du crime.

Je sais bien que l’amour de Leonetto et d’Isabetta, l’amour de Lambertuccio pour Isabetta, ne sont point d’une nature très noble. Le lyrisme de la passion, même coupable, auquel nous ont habitués le roman et le théâtre modernes, ne se concilie point encore, sur la scène italienne de Boccace, avec l’intention purement comique du conte. Dans son indulgence pour l’entraînement des sens, l’écrivain a voulu que la plupart des Nouvelles où il se montre finissent au contentement de tous les personnages, ou de presque tous, le mari devant être çà et là sacrifié. Et si, une fois, l’amour apparaît avec une grâce plus ingénue, le conteur, après avoir fait passer l’amant par une minute pénible, achève l’aventure au moyen d’une bouffonnerie de foire, comme pour nous reposer de notre court attendrissement ou se moquer de notre émotion.

Lodovico, fils d’un gentilhomme florentin, enrichi à Paris dans le commerce, est entré au service du roi de France. Un jour, des chevaliers de cour, revenus du Saint-Sépulcre, s’entretiennent en sa présence de la beauté des femmes françaises ou anglaises : l’un d’eux déclare que, de toutes les dames qu’il a vues à travers le monde, la plus belle est Béatrice, femme d’Egano de’Galluzzi, noble de Bologne. Lodovico n’avait encore jamais aimé. Il s’enflamme pour la belle inconnue et, en dépit de son père qui