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terrible trompette de cuivre ». Tantôt l’on voit les déserts se peupler d’ermites ; sur les plus âpres plateaux de l’Apennin, dans les trous de rochers, on trouve des anachorètes. Ici des laïques s’enferment au fond des cloîtres cisterciens pour y écrire des prophéties : là, des foules d’hommes et de femmes, nobles et gens du peuple, nus jusqu’à la ceinture, précédés de leurs évêques et de leurs moines et se fouettant avec une vigueur fanatique, parcourent la Lombardie et l’Émilie et annoncent la fin prochaine du monde. À Pérouse, à Rome, on se flagellait nu dans les rues. « Celui qui ne se fouettait pas était réputé pire que le diable. » Les Gaudentes, les Frères joyeux, ne se fouettaient point, mais se réunissaient en confréries de plaisance, et vivaient gaiement avec des comédiens, cum hystrionibus. Puis, ce sont les ribauds, les truands, les trufatores (fourbes), les hommes vêtus de sacs, saccati, ou boscarioli, qui prêchent et campent dans les bois et quêtent dans les villes : l’un d’eux devint archevêque d’Arles : les Apostoli, bandes de dangereux vagabonds, qui pratiquent la communauté des femmes, et dont le chef, Gherardino Segalello, un franciscain défroqué, se fait passer pour le fils de Dieu. Il renouvelle les expériences de transcendante chasteté du Bienheureux Robert d’Arbrissel ; autour de lui ses disciples chantent : Pater ! Pater !

Le miracle perpétuel accroît encore cette frénésie. On rencontre des thaumaturges dans tous les carrefours. L’art de fabriquer de fausses reliques, si prospère déjà au XIe siècle, selon le moine Glaber, fait ici des merveilles. À Crémone et à Parme, les portefaix de la halle aux vins inventent un saint, leur ancien confrère, Albert de Crémone. Les corporations de petits métiers, bannières en tête, venaient processionnellement en vénérer les ossemens ; les malades, les infirmes se faisaient porter au pied de sa châsse. Les curés commandaient aux peintres, pour leurs paroisses, des représentations de la vie du saint « afin d’obtenir du peuple de plus riches offrandes. » La plaisanterie eût duré longtemps, si un chanoine de Parme, vicaire de l’évêque, ne s’était avisé de flairer d’assez près l’une des reliques, solennellement déposée, en un reliquaire, sur le maître-autel de la cathédrale. Or, c’était tout bonnement une gousse d’ail !

On vit alors entre les fanatiques, les faussaires, les bateleurs et l’Église une véritable lutte pour la vie. Chaque paroisse, chaque confrérie, chaque couvent voulut avoir ses guérisons miraculeuses, son prédicateur plus fort que les portes de l’enfer, ses conversions de pécheurs endurcis. Entre les moines mendians et les irréguliers de toute robe, ce fut une course effrénée à l’aumône, au florin d’or, à la croûte de pain. Mais le miracle