viguait alors « dans les mers de Flandre ». À une question insidieuse du frère, elle répond que sa beauté est trop digne du paradis pour s’abandonner à un amour terrestre. Alberto la renvoie et, quelques jours plus tard, accompagné d’un ami sûr, il se rend chez la belle et lui conte une histoire à dormir debout. L’ange Gabriel, un bâton à la main, est entré dans sa cellule et l’a battu pour avoir reproché à sa pénitente d’estimer trop la grâce de sa personne. Elle est si divinement belle, dit l’ange, que, si je ne craignais de l’effrayer, j’irais lui faire visite. La sotte, croyant à la vision du frère, le prie de calmer les scrupules de Gabriel : elle le recevra très volontiers, sous la forme qu’il lui plaira de choisir. « Eh bien ! dit le fourbe, permettez qu’il se présente avec mon propre corps. Pendant ce temps, il mettra mon âme en paradis. » Tout alla bien : Frà Alberto, tout en blanc, avec de grandes ailes, fit, cette nuit, sa première visite, suivie de beaucoup d’autres. Mais la bavarde Vénitienne ne put s’empêcher de confier l’aveu de son bonheur à une voisine, et, en deux jours, volant de lagune en lagune, l’angélique comédie fut la fable de Venise. Les parens de la pauvre dame furent curieux de connaître l’ange et de savoir « s’il pouvait s’envoler ». Une belle nuit, Gabriel n’eut d’autre moyen de s’enfuir que de se jeter par la fenêtre dans le Grand Canal. Il gagna à la nage la maison d’un « bon homme », à qui il raconta vaguement son aventure et qui le mit dans son lit. Quand il fit jour, le charitable Vénitien se rendit au Rialto, entendit l’histoire de l’ange, dont on n’avait plus trouvé que la robe et les ailes. Il revint fort aise au logis, et exigea de Frà Alberto un engagement de cinquante écus pour ne point être livré à ses persécuteurs. Le moine signa. Mais il fallait rentrer au couvent. L’autre eut une idée. On était en carnaval. Ce jour-là, sur la place Saint-Marc, c’était une chasse d’hommes déguisés en bêtes sauvages. La chasse finie, chacun peut emmener où il lui plaît la bête qu’il a présentée à la fête. Bien enduit de miel, roulé ensuite dans des plumes de poules, une chaîne au cou, un masque au visage, un bâton dans une main, traînant de l’autre deux grands chiens, l’ange fut conduit par son bourreau à travers Venise jusqu’à Saint-Marc, tandis qu’au Rialto on criait le secret de la comédie. Le sauvage à plumes, attaché à une colonne, tout noir de mouches, le masque enlevé, fut livré d’abord à la risée et aux outrages de la foule ; puis, les parens et cousins de la dame parurent, au nombre de six, lui jetèrent un manteau sur les épaules et le traînèrent jusqu’à leur maison où ils le renfermèrent jusqu’à sa mort. Mais nous ignorons si les cinquante écus furent jamais payés au « bon homme » du Grand Canal.
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