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Il manque encore une figure à cette galerie d’hypocrites, dont je ne montre point les plus impurs exemplaires : le charlatan joyeux, inoffensif, baladin et prédicateur, qui se contente d’un bénéfice honnête et d’un bon souper, exhibe de fausses reliques comme d’autres feraient des serpens ou des crocodiles empaillés, amuse la multitude tout en l’édifiant et ne se déconcerte d’aucun accident survenu dans sa mystique machination. C’est un bon moine quêteur de saint Antoine, frate Cipolla, frère Oignon, qui chaque année vient, à époque fixe, recueillir les liards des fidèles de Certaldo même, la cité paternelle de Boccace. Les oignons de Toscane étaient renommés, dit le conteur. Étaient-ils plus exquis à Certaldo et servaient-ils, dans le populaire, de sobriquet pour désigner les gens très rusés ? Je dois, sur ce point, à M. de Nolhac un renseignement assez curieux. Sur un manuscrit de Pline l’Ancien, qui provient de la bibliothèque de Pétrarque, est une note marginale au passage relatif aux oignons et qui n’est point de l’écriture du poète : Nondum Certaldenses orant. M. de Nolhac croit y reconnaître la main de Boccace. La cipolla fournit ainsi au Décaméron un trait de caricature, comme la truffe, tartuffo, a produit Tartuffe.

Ce frère Oignon était « petit de taille, rouge de poil et d’une face riante, le meilleur brigand du monde », ignorant, grand hâbleur, ancien compère de tout le monde dans la contrée. Un dimanche d’août, pendant la messe, il donne rendez-vous aux fidèles pour l’heure d’après nones, au son des cloches, afin d’obtenir, en échange de leurs aumônes, la protection de saint Antoine pour leurs ânes, leurs bœufs et leurs porcs. Il prêchera, fera baiser la croix, et exhibera une relique insigne, qu’il a rapportée lui-même de Terre Sainte, à savoir une plume perdue par l’ange Gabriel dans la chambre de la Vierge Marie, le jour de l’Annonciation. Or, dans l’assistance se trouvaient, par hasard, deux jeunes gens « très malicieux », Giovanni del Bragoniera et Biagio Pizzini. C’étaient des amis, mais des amis traîtres. Frère Oignon, déjeunant au château, laissait à l’hôtellerie son reliquaire et les cose sacre, sous la garde d’un valet en qui s’étaient amassés tous les défauts et tous les vices, le très paresseux, ivrogne et répugnant Guccio Porco. La servante de l’auberge, une grosse maritorne, étant du goût du personnage, Guccio s’était établi dans la cuisine, guettant de l’œil la rôtissoire et la rôtisseuse. Les deux jeunes Florentins montèrent donc sans difficulté à la chambre du frère, ouvrirent la casseta sacra, enlevèrent la plume et la remplacèrent par quelques poignées de charbon. À l’heure fixée, au moment du prône, Cipolla, ayant bien déjeuné et