Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 132.djvu/65

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’accusation ; c’est aux faits qui le constituent et qui en dépendent qu’ils doivent uniquement s’attacher, et ils manquent à leur premier devoir lorsque, pensant aux dispositions des lois pénales, ils considèrent les suites que pourra avoir, par rapport à l’accusé, la déclaration qu’ils ont à faire. Leur mission n’a pas pour objet la poursuite ni la punition des délits : ils ne sont appelés que pour décider si l’accusé est ou non coupable du crime qu’on lui impute.


Ce texte, qui est reproduit presque intégralement dans plusieurs des législations de l’Europe, constitue donc pour le juré, au premier pas de sa carrière, une sorte de vade mecum philosophique.

Les commentaires enthousiastes n’ont pas manqué à ce morceau, tout imprégné de lyrisme judiciaire. Cependant, à voir les choses de près, cet article 342 du Code d’instruction criminelle, qui déborde d’ailleurs d’intentions excellentes, ne peut offrir à nos jurés pour les guider dans leurs ténèbres que les lueurs les plus vagues et peut-être même les plus fausses. Ce texte, qui est un résumé de l’article 372 du Code du 3 Brumaire an IV rédigé par Merlin, est moins une instruction a des hommes simples, tirés des rangs des citoyens, qu’une justification philosophique, abstraite et confuse, des principes sur lesquels on entendait fonder l’institution du jury.

La loi, dit-on d’abord au juré, ne vous prescrit point de règles d’après lesquelles une preuve doive être admise ou rejetée. Qu’est-ce que cela veut dire ?

Cela veut dire que l’ancien système des « preuves légales » est définitivement ruiné, et que le législateur y a substitué le système des « preuves morales ». Dans sa portée historique et philosophique, cette phrase a donc un sens qui doit échapper totalement aux dix-huit membres du petit commerce qui composent notre jury.

Sans doute on pourra la lui expliquer en disant : que le jury peut toujours acquitter, quels que soient le nombre et l’importance des preuves ; qu’il peut toujours condamner, quelle que soit l’indigence des preuves. Mais ceci même pour les jurés ne signifiera qu’une chose : c’est que, s’ils n’ont aucune barrière, ils n’ont aussi aucun guide.

Dans d’autres pays (en Angleterre par exemple), bien que les jurés soient maîtres de leur verdict, on admet une théorie des preuves, c’est-à-dire des règles qui sont le résultat soit des statuts, soit d’anciennes traditions. Il y a des choses que l’accusateur et l’avocat (placés, comme cela devrait être chez nous, sur un pied de parfaite égalité) ne peuvent pas et n’essaient pas de dire. Il y a des dépositions (les témoignages par ouï-dire, par exemple) qu’il est