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Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 132.djvu/690

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longtemps une écharde dans la chair. Tripoli hante son imagination, et, avec Tripoli, l’Albanie, et, qui sait ? quelque autre débris de l’empire vénitien. Absorbée, hypnotisée par la méditation de cet axiome que la Méditerranée ne doit pas devenir un lac français, elle risque fort d’oublier que l’Adriatique est presque devenue un lac autrichien. Attelée à la politique africaine de l’Angleterre, affligée parfois d’un retour de cette mégalomanie qui se paye si cher et rapporte si peu, trop disposée à se laisser duper par le désir de faire pièce à la politique française, l’Italie a paru s’offrir, les yeux fermés, pour la plus aventureuse des parties.

C’est la triple alliance qui a mis le holà. Le comte Goluchowski, pour ses débuts, a fort opportunément ressuscité le concert européen. Il appartenait à l’Autriche-Hongrie, dont les intérêts dans la question d’Orient se résument tous dans le maintien du statu quo, de prendre l’initiative d’une action collective de l’Europe. Certes, le cabinet de Vienne ne se serait point engagé sans la sanction préalable de Berlin, et c’est précisément cette attitude de l’Allemagne, longtemps immobile et silencieuse, qui est le nœud de la situation présente.

Jadis le prince de Bismarck aimait à dire que toute la péninsule des Balkans ne valait pas les os d’un seul grenadier poméranien. Le jeune empire professait pour la Turquie une bienveillance protectrice. À cette heure, Guillaume II a senti que le meilleur moyen de servir Abdul-Hamid, c’est de se joindre sans arrière-pensée à ceux qui veulent le sauver malgré lui, même au prix d’une opération douloureuse. Il a vu que l’action commune de l’Europe était le meilleur préservatif contre l’action isolée de telle ou telle puissance.

Pour la seconde fois depuis une année, une grande affaire internationale offre à la France, à l’Allemagne, à la Russie, l’occasion toute naturelle de se rencontrer et de s’assister dans une politique toute conservatrice. Le consortium temporaire qui a porté de si excellens fruits à la Chine, pourquoi ne deviendrait-il pas comme le noyau du concert européen dans ces affaires du Levant ? Pour le moment cet accord est pleinement réalisé. A Constantinople, les ambassadeurs continuent à presser le sultan de tout faire pour rétablir l’ordre et pour donner autrement que par des missives à lord Salisbury des gages de sa bonne foi. Les puissances échangent leurs vues sur les éventualités d’une situation toujours grave. Ce sont même les incidens naturels d’une délibération de ce genre qui ont fourni aux nouvellistes à sensation le prétexte de ces télégrammes de Rome ou d’ailleurs où l’on s’efforce de rompre l’accord en le représentant comme rompu.