Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 132.djvu/695

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

premier discours que lui soumettait son gendre, parce qu’elle n’avait pas bien compris.

Retardé jusqu’en 1816, le mariage se fit en Italie, dans cette dolente ville de Pise où M. de Rocca se mourait. Bonheur sans emportement, semble-t-il, union calme et sérieuse comme cette bible anglaise que la jeune protestante donnait le jour des noces à son époux. Union solide et durable ; quand la mort l’eut rompue, M. de Broglie, si fermé sur les choses de son cœur, ne put retenir les gémissemens profonds qu’on entend dans ses lettres à Guillaume Schlegel : « Nul n’est plus à plaindre que moi… Ce qui reste de la vie est décoloré et solennel… »

L’existence de la jeune femme se partagea d’abord entre Paris et Coppet. Presque toutes ses lettres sont datées de la maison célèbre qui avait remplacé Ferney comme but de pèlerinage européen ; car c’est un singulier hasard que l’Europe soit venue, pendant plus d’un demi-siècle, chercher l’esprit français aux portes de Genève. — On connaîtrait mal une plante si l’on négligeait de regarder le terrain qui l’a nourrie. Le château de Coppet traduit en apparences sensibles une certaine physionomie morale ; il en passe quelque chose aux enfans qui ont grandi entre ses murs. D’abord, il est au pays de Genève ; et dans la forte lignée de M. Necker, à travers ses fortunes si diverses, si brillantes, après des métamorphoses nombreuses, au sommet de la société française et en plein triomphe parisien, tous gardèrent longtemps comme un secret rappel de l’esprit et du cœur vers le sévère berceau. Ce signe originel fut particulièrement marqué chez la sérieuse et pieuse duchesse de Broglie.

Le trait caractéristique de Coppet, c’est d’être un paysage d’idées, si je puis dire, au milieu des paysages de formes et de couleurs qui l’environnent. Coppet s’abstrait comme un pur cerveau dans cette nature voluptueuse. Il la complète d’ailleurs, il y met le sceau de l’intelligence et de la volonté humaines, et cette voix d’un passé mémorable sans laquelle les plus beaux lieux sont muets. De toutes les autres demeures, sur le pourtour du Léman, on regarde ; là, on pense. Ces demeures et leurs jardins se disputent chaque échappée de vue sur le lac enchanté. Elles s’en rapprochent, avides de baigner davantage dans ces eaux saturées de soleil, curieuses d’en embrasser un plus large pan, désireuses d’être frôlées par la caresse des hautes voiles conjuguées : ailes doubles qui semblent arrachées à de grands oiseaux de songe, quand elles rapportent au crépuscule de la lumière attardée sur leur blancheur. Seul, le château de Coppet ignore le lac qu’il regarde à peine et dont il cache la vue à son