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rappeler que d’autres aussi en avaient encouru et de faire la part de chacun.

On ne connaît pas exactement les termes de la communication du comte Goluchowski aux divers cabinets ; on sait seulement que leur objet est d’assurer l’efficacité du concert européen, et de déterminer par avance les limites dans lesquelles pourra spontanément s’exercer l’action des ambassadeurs à Constantinople. Sur ce dernier point, il semble qu’il y ait eu une très légère divergence de vues entre les puissances. C’est une question de plus ou de moins. La proposition austro-hongroise allait peut-être un peu loin en donnant aux six ambassadeurs le droit de recourir éventuellement, et sans même en référer à leurs gouvernemens, à des mesures que le salut public aurait pu seul justifier. En sommes-nous là, et le péril est-il si pressant qu’on n’ait pas le temps de recourir aux gouvernemens eux-mêmes, pour qu’ils puissent, après entente commune, arrêter leurs résolutions et les communiquer à leurs représentans ? Les moyens de communication sont-ils si difficiles et si lents qu’il faille recourir à des procédés d’exécution aussi sommaires ? La Russie ne l’a pas cru. Il faut se défier de tout, même de soi, dans des affaires aussi délicates. L’histoire a montré qu’en Orient les coups de canon partent quelquefois tout seuls, et on tremble à la pensée de ce qui pourrait arriver si, par entraînement ou par imprudence, un accident malheureux venait à éclater. Il y a lieu de croire que la France a partagé le sentiment de la Russie. Les dispositions de l’Allemagne, envers l’empire ottoman, paraissent aussi ne s’être pas modifiées depuis le premier jour. Quant à l’Italie, personne n’ignore, puisqu’elle le dit tout haut, qu’elle fera tout ce que voudra l’Angleterre. L’Autriche-Hongrie peut rester jusqu’au bout, comme elle l’a été à l’origine, le principal agent de conciliation et de transaction entre les autres puissances. Sa situation particulière la rend merveilleusement propre à jouer ce rôle d’intermédiaire, rôle si utile comme on vient de le voir, et destiné peut-être à le devenir encore davantage. La seule sauvegarde de l’Europe est, en effet, dans l’absolu maintien de son union. Le jour où cette union viendrait à être rompue, on entrerait dans une phase nouvelle, et les prédictions de lord Salisbury sur les conflits à naître autour de certains territoires seraient à la veille de s’accomplir. Il n’a pas caché qu’à ce moment le droit du plus fort serait seul à s’exercer. Les souffrances de l’Arménie passeraient au second plan dans la pensée de l’Europe, et il n’est pas improbable, d’après le langage de son premier ministre, que l’Angleterre elle-même s’en laisserait distraire par d’autres préoccupations.


FRANCIS CHARMES.

Le Directeur-gérant, F. BRUNETIERE.