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et la chute sans précipitation. Elle ressemble aussi peu que possible à la phrase wagnérienne, à telle ou telle phrase amoureuse de Tristan par exemple. Elle exprime non pas l’aspiration, la tendance et l’effort, mais plutôt une plénitude heureuse, un désir éternel, éternellement satisfait. Quant au duo nuptial, il est permis, sans craindre de l’estimer trop haut, d’en égaler au moins une page, un mouvement, à l’immortel duo de Shakspeare. « Veux-tu donc partir ? Le jour est loin encore. C’était le rossignol, et non l’alouette, dont le chant a percé ton oreille craintive. Il chante la nuit sur ce grenadier là-bas. Crois-moi, mon amour, c’était le rossignol. — C’était l’alouette, le héraut du matin, et non le rossignol[1] … » Paroles, musique, rien de tout cela n’est wagnérien. La même antithèse, le même débat entre la nuit et le jour se retrouve dans le grand duo d’amour de Tristan, mais abstrait, mais transposé dans l’ordre et presque dans le langage de la métaphysique. Chez Shakspeare et Gounod au contraire, tout est concret, tout est image, et pour évoquer ou symboliser la lutte entre les ténèbres amies et la lumière ennemie de l’amour, toute la philosophie allemande ne prévaudra jamais contre ces deux seuls mots jetés dans la nuit d’Italie : le rossignol ! l’alouette ! — Et quel éclat ajoute ici la musique à la poésie ! Oui, même à cette poésie. Comme elle en renforce l’élan et le transport ! Comme le verbe devient par elle plus lumineux encore et plus puissant ! Un instant Gounod enveloppe Shakspeare, l’entraîne, et c’est la musique, pareille au fleuve de la fable, qui roule de l’or en ses flots. Si le Gounod de Roméo manque parfois de fougue et de violence, s’il n’est pas toujours assez méridional, s’il a moins de passion que de tendresse, voilà du moins des pages à l’abri de tels reproches. Voilà les « deux enfans du pays où tout est lumière… voilà la nature italienne avec ses volcans à fleur d’âme et sa vie morale si prompte à se jeter au dehors du moi interne[2]. » Chant, orchestre, tout déborde à la fois, et jamais le musicien n’avait encore manifesté tant de force expansive, une pareille puissance de projection et d’explosion.

Il a porté cette puissance au comble dans l’admirable scène du tombeau. Le dernier acte de Roméo et Juliette est peut-être d’un plus grand musicien que le dernier acte de Faust. Celui de Faust est beau par la répétition, celui de Roméo par le renouvellement. Dans le finale de Faust et la triple invocation : Anges purs, anges radieux ! il n’y a qu’une progression de tonalité, la formule mélodique demeurant la même. Ici au contraire la progression

  1. Trad. Montégut.
  2. M. Emile Montégut, loc. cit.