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prendre tout, cela lui est indifférent ; et d’ailleurs il n’en sait rien. Il est prêt à toutes les servitudes, et, d’avance, il accepte toutes hontes. Quand il crie, on l’assomme ; quand il s’amuse ou croit s’amuser, on le dévirilise. La terreur ou la débauche ; le garrot ou les jeux du cirque, tels sont les deux points d’oscillation de la politique contemporaine.

A côté du spectacle ordurier qui fait le fond de ces fêtes, il y a aussi la série des attractions « instructives et honnêtes » que des demi-savans mystificateurs, des politiques retour de Panama, des financiers retour de Mazas, offrent à la crédulité, à l’inépuisable crédulité du public. La liste en est moins longue, car on n’innove guère dans ce genre. Et quand on nous aura conduits dans la lune avec un député, ou dans le centre de la terre avec un autre, député ; quand derrière des barreaux on nous aura montré nos meilleurs poètes, nos illustres philosophes, nos romanciers les plus fameux dressés comme des chiens sa vans et faisant mille tours de gentillesse, avec grâce et précision, il faudra nous resservir les ballons captifs, les musées de cire, les cloches monstres, les foudres de dix mille hectolitres, les banquets des maires et les rues du Caire, et toute cette desserte de l’exposition de 1889 dont le souvenir, dont l’odeur me reviennent en nausées intolérables.

L’exposition de 1889 ! Je m’en souviens, et il me plaît de l’évoquer ici. Il me souvient d’un jour où je rencontrai un philosophe de mes amis, et si je rappelle la conversation que nous-eûmes ensemble, ce jour-là, c’est qu’elle me semble avoir eu lieu aujourd’hui, en vue de demain. Ce pauvre philosophe ! Il était très rouge et sentait le Champagne, jamais je ne l’avais vu ainsi.

— Tout le monde célèbre l’exposition, me dit-il, et moi-même, je l’avoue, je me suis laissé prendre à ce mirage décevant, à ce mensonge de sensualité ! J’ai comme tout le monde subi ce charme pervers du faux, du factice, de l’énorme. Je me suis grisé à cette acre saveur de nouveau ; j’ai presque admiré. Et, sous les voûtes-de la tour Eiffel, ces foules étalées, vautrées, prosternées, grouillant, mangeant, adorant, qui campent, ainsi que des hordes musulmanes en route pour la Mecque !… Ce mélange imprévu de kermesse cosmopolite et de pèlerinage religieux, enfin, tout cela, ce déséquilibre architectural, cette folie ambiante, où flottent de fades odeurs de saucisson ; cette paresse, ces lianes et ces « godailles », produites par ce qu’ils appellent la fête sacrée du travail, ce brusque arrêt de la vie normale, évidemment, tout cela est fort curieux !… Mais combien effrayant !… Je ne puis faire un pas, dans ces jardins, dans ces galeries, sans me heurter à des objets, à des visages où je sens nettement la fin prochaine de quelque chose.