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des conseillers de vice et des professeurs d’immoralité. Ne pourrait-on par les moyens du théâtre rendre sensible le mal dont ils deviennent ainsi coupables, le mettre en quelque manière sous nos yeux et nous le faire comme toucher du doigt ? Apparemment ils sont en partie inconsciens. Encouragés par la complicité du public ils flattent nos bas instincts et font sans remords un métier qui leur vaut la richesse, le succès et même la considération. Où vont leurs livres et quel travail ils font dans les imaginations, ils ne s’en soucient pas. Mais si quelque jour ils voyaient tout près d’eux se traduire par des faits leur influence dégradante et si quelque exemple frappant leur en apportait la révélation, ce serait un châtiment dont les plus pervertis sentiraient la cruauté. — Telle est la conception d’où est sorti le drame de M. de Bornier.

Il fallait faire choix d’un personnage dont le nom seul évoquât l’idée de littérature libertine. Celui de l’Arétin s’offrait comme de lui-même. De plus, l’éloignement des temps, la splendeur d’une grande époque d’art, devaient contribuer à enlever au rôle ce que comporte de répugnant et de mesquin le métier de pornographe tel que nous le voyons pratiquer autour de nous. C’est ainsi que M. de Bornier a été amené à donner à sa pièce un cadre historique. L’acte qu’il consacre à nous montrer l’Arétin dans son faste et dans son insolence, au milieu de ses serviteurs et de ses femmes, entouré d’une cour de flatteurs, recherché par les artistes, visité par les princes, est sensiblement le meilleur de tout l’ouvrage. Il est en outre mis en scène de façon remarquable. On songe à ces palais qu’ont peints Titien et Véronèse dans la décoration somptueuse et dans la chaude atmosphère des fêtes. Ce n’est d’ailleurs, comme on nous en avertit, qu’un prologue et qu’une sorte de préface brillante. M. de Bornier n’a pas cherché à faire œuvre d’historien scrupuleux. Il en a laissé à d’autres le soin. On nous a depuis quelques jours donné de nombreuses et de copieuses biographies de Pierre d’Arezzo ; d’aucuns ont poussé la conscience jusqu’à lire ses œuvres ; ils y ont pris peu de plaisir et nous confessent qu’ils les ont trouvées ennuyeuses quoique obscènes. ce drôle était un écrivain médiocre. On s’est étonné qu’avec si peu de talent il soit parvenu à une si belle fortune. Apparemment c’est qu’il était mieux pourvu des dons spéciaux et du talent professionnel qu’exige le chantage. Fort de la lâcheté des uns, il a battu monnaie avec la paillardise des autres. Il n’y a rien là de très mystérieux. M. de Bornier, qui a ses heures de gaieté, a dû rire dans sa barbe en voyant ce grand déballage d’érudition. Pour sa part il n’avait guère songé à tenter on ne sait quelle réhabilitation de l’Arétin. Il n’a pris à celui-ci que son nom.

Au théâtre rien ne nous touche que les malheurs individuels ; l’individu seul nous semble être intéressant et vivant. On va donc nous