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montrer un jeune homme perverti par la lecture de l’Arétin. Le drame naîtra des liens de parenté qui unissent l’écrivain corrupteur au lecteur corrompu. La paternité intellectuelle se changera en une paternité selon la nature. C’est ainsi que M. de Bornier donnera un fils à l’Arétin, comme jadis il en avait donné un à Ganelon. Il est très préoccupé de cette loi qui fait retomber sur les enfans la faute des païens, et il estime que ce point de vue est le vrai pour qui veut juger de la valeur de nos actes : c’est à la souffrance des fils que se mesure le crime des pères. Le fils de l’Arétin, Orfinio, a été élevé pieusement par une jeune femme, Angela, qui jadis avait repoussé l’amour de l’Arétin et que celui-ci est en train de déshonorer en mettant son nom dans ses vers. Angela répare auprès d’Orfinio une partie des torts qu’ont envers lui la nature et la société. Car l’une des formes de la solidarité qui unit entre eux les hommes, c’est le rachat des méchans par les bons. Il arrive que le salut nous vienne d’où nous ne l’attendions pas et d’où même nous étions le moins en droit de l’espérer. Ce ne sont pas les idées nobles et élevées qui font défaut dans le drame de M. de Bornier ; tout au plus pourrait-on chicaner sur la manière dont il les met en œuvre. Orfinio est devenu un brave officier, gentil garçon mais un peu sombre. Il sent s’agiter en lui des désirs inquiélans et peser sur lui une obscure fatalité. C’est moins Hamlet que ce n’est Antony. Un des écrits de son père, choisi par la main d’un traître entre les plus infâmes, lui tombe sous les yeux. Il n’en faut pas plus pour déchaîner l’orage qui grondait sourdement en lui. Sans tarder il va se jeter dans des abîmes de perversité. Il tente de violer sa fiancée, de forcer sa marraine. Il ne se contentera pas à moins de quelque action abominable. Et la maladresse qu’il apporte dans ses tentatives monstrueuses prouve surabondamment qu’il reste des trésors de candeur dans l’âme de cet apprenti libertin. Au dernier acte, Orfinio est sur le point de livrer aux Turcs la place qu’il a été chargé de défendre, quand son père surgissant au bon moment le tue et en le tuant le sauve.

Si l’on prend ce drame en lui-même et si l’on y demande compte aux personnages de leurs sentimens et de leurs actes, il n’est sans doute pas à l’abri de toute critique. L’action y est tout à la fois trop compliquée et trop simple. La psychologie en est vaguement rudimentaire et les conversions étonnent par leur soudaineté. D’un ruffian de lettres, Arétin devient tout à coup le plus bénisseur des pères nobles. Il y a telle mélodie qui, bien qu’elle soit chantée par le troublant M. Leloir, nous semble tout de même produire un effet bien extraordinaire. Si grand que soit en tous les cas notre respect pour la famille, il nous paraît qu’elle perd un peu de son autorité quand elle est représentée par la vieille fille de joie Camilla et son amant repenti. Et généralement les grands mois de devoir, d’honneur et de vertu sonnent assez mal dans