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Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 132.djvu/933

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Grive, grivette, grivoisette,
Tu t’en vas par le vert coteau.


Leste, écrit à merveille pour les deux voix ingénieusement conjuguées, libre sans rien de lâche, le duo file, court, s’écarte à peine et revient aussitôt. Nous lui devons le plaisir que procure, si mince qu’elle soit, une chose vraiment faite et |bien faite ; telle la gavotte de Mignon, le premier entr’acte de Carmen ou le célèbre menuet de Boccherini. Comme la grive dans la vigne caillouteuse, il trotte, il piète, le petit duo, frappant de son rythme précis les deux vieilles notes, la tonique et la dominante, qui depuis des siècles ont porté tant de chefs-d’œuvre, et sans lesquelles on voudrait bâtir aujourd’hui. Et voici par où cette très musicale musique devient musique de théâtre. Tandis qu’à la cuisine on rit, on pleure dans le jardin. Landry parait, soutenant Xavière encore meurtrie et toujours dolente. L’orchestre aussitôt de pâlir : il suffit pour cela d’une modulation mineure et du murmure d’une flûte plaintive. Mais le pimpant duo n’entend pas quitter la place. Il persiste par le rythme, ou plutôt par le mouvement. Une ou deux fois il traverse, il coupe le duo mélancolique ; bientôt il l’appelle, l’attire et finit par l’entraîner. La cuisine décidément a raison contre le jardin, le sourire contre les larmes, et rien n’est plus aimable que la reprise en quatuor du thème auquel les deux voix joyeuses ont rallié les deux tristes voix.

On sait que l’Institut a choisi M. Théodore Dubois pour le successeur de Gounod. Ainsi dans les salons le duo de Xavière va succéder, peut-être au duo de Magali. Désormais la timide jeune fille ne se fera plus hirondelle, ni son hardi partenaire abeille ou papillon. Tous les « chanteurs mondains » voudront cet hiver traiter de « grive, grivette et grivoisette » les cantatrices de la plus haute naissance, et c’est ainsi qu’une fois de plus quelque chose de charmant deviendra quelque chose d’odieux.


CAMILLE BELLAIGUE.