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confuses pour qu’on puisse se rendre exactement compte de la manière dont les choses se sont passées. Tout jugement serait prématuré et téméraire. Une seule chose est certaine, c’est que le général Baratieri avait, depuis plusieurs mois, averti le gouvernement des dangers qui le menaçaient, et qu’on n’avait pas pris ses préoccupations assez au sérieux. Le dernier Livre Vert a publié, en date du 20 mai dernier, un rapport du général en chef qui annonce presque les événemens d’hier et qui demande des renforts. On ne lui a pas donné de renforts, et on l’a poussé de plus en plus en avant, ce qui permettait de faire des effets de tribune et d’affirmer que l’expansion militaire de l’Italie enveloppait déjà tout le Tigré ; mais, derrière cette politique de façade, qu’y avait-il ? Rien, ou peu s’en faut. C’est à peine si le général Baratieri disposait de 10 000 hommes, dont les trois quarts étaient des indigènes plus ou moins bien encadrés dans des cadres européens. On fait aujourd’hui le dénombrement des troupes dont dispose Ménélik, et le chiffre s’élève à 60 000 hommes bien armés, bien disciplinés, qu’il serait facile d’augmenter très rapidement et peut-être de doubler. Ménélik, on le sait, n’a jamais reconnu le traité d’Ucciali. Il a lentement rassemblé ses forces, puis, entouré de tous les ras qui lui sont fidèles, il a fondu sur sa proie. L’infortuné major Toselli a fait des prodiges de vaillance pour sauver les derniers débris de sa colonne, puis il s’est fait tuer. Le général Arimondi a couru à son secours. Non seulement il est arrivé trop tard, mais, parti de Makallé, il s’est heurté à Adera contre les forces ennemies et il a dû lui-même se retirer au plus vite, bien que « dans le plus grand ordre », disent les dépêches, sur Makallé d’abord, sur Adagama ensuite, et on n’est pas encore complètement rassuré sur son sort. Il a fait près de 100 kilomètres en deux jours, sans cesse menacé d’être à son tour enveloppé : il n’a dû son salut qu’à une retraite précipitée.

Lorsque ces événemens ont été connus en Italie, ils y ont produit l’émotion la plus vive, mais il faut rendre à nos voisins la justice qu’ils ont fait bonne contenance : ils ont donné un exemple digne d’être imité, et même admiré. Chez nous, le ministère le plus solide aurait été renversé dès la première nouvelle d’un pareil désastre. Qu’on se rappelle le sort de M. Jules Ferry après Lang-Son. Sans remonter si haut, qu’on se rappelle dans quel état était l’opinion publique au moment où arrivaient de Madagascar les télégrammes et les dépêches qui énuméraient avec tant de sensibilité les difficultés et les fatigues de l’expédition. Si les Chambres avaient été en session à ce moment, il est à peu près certain que le gouvernement n’aurait pas pu rester en place jusqu’au succès définitif ; on l’aurait condamné tout de suite, sans même vouloir l’entendre, et remplacé par un autre qui n’aurait pas mieux fait. Les Italiens n’ont eu d’abord qu’une préoccupation, qui est de réparer leur défaite : ils régleront ensuite leur compte avec M. Crispi,