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il faut le redire, car c’est le principe qui domine et dirige toute l’œuvre de la juridiction) la distinction du fait et du droit est une distinction impossible. Qu’est-ce que la question de savoir si l’accusé « a commis le crime de faux » ? C’est une question de droit. Qu’est-ce que la question de savoir si ce vol a été commis « avec effraction » ? C’est une question de droit. A qui sont soumises ces questions de droit ? Au jury. On voit donc bien que le juré est juge du droit, mais comme la loi ne veut pas qu’il en soit ainsi, malgré l’évidence, il en résulte que personne n’est chargé de donner au jury avec autorité les définitions et notions légales qui, neuf fois sur dix, lui sont indispensables pour accomplir sa tâche en sachant ce qu’il fait.

Venons à la peine. Le juré, nous l’avons dit, « manque à son premier devoir » s’il y songe ; mais, d’autre part, le débat, la juridiction tout entière, sont organisés de telle sorte qu’il ne peut pas ne pas y songer. Dans sa défiance du juré, le juge a voulu agir sur le verdict, et dans sa défiance du juge le juré veut agir sur la peine, de sorte que tout est confondu.

Devant cette tendance, aussi invincible qu’illégale, des jurés à penser aux conséquences de leur verdict, les mœurs avaient déjà installé à la Cour d’assises un régime bâtard, de concessions réciproques, d’indiscrétions tolérées ou réprimées, quand la loi est venue officiellement se contredire elle-même et détruire dans un article (341) ce qu’elle avait édifié dans un autre (342) en les laissant subsister tous les deux. En effet, depuis plus de soixante ans, les jurés français ont à déclarer, en toute matière criminelle, « s’il y a des circonstances atténuantes en faveur de l’accusé. » Quel effet peut avoir une telle déclaration ? Le voici : elle oblige la Cour à abaisser la peine d’un degré, et l’autorise à l’abaisser de deux degrés. Exemple : la peine prononcée par la loi contre cet accusé reconnu coupable est celle de la mort, mais il existe en sa faveur des circonstances atténuantes. La Cour, en ce cas, ne peut plus prononcer la peine de mort ; elle a la faculté de prononcer, soit la peine des travaux forcés à perpétuité, soit, si elle le veut bien, la peine des travaux forcés à temps.

Soumettre au jury la question des circonstances atténuantes, c’est donc bien lui soumettre la question de savoir s’il faut abaisser la peine ou non. Et comment décider s’il faut abaisser la peine sans connaître la peine, sans songer à la mesure dans laquelle elle sera abaissée ? Et comment, enfin, les jurés, que la loi convie à penser à toutes ces choses, ne seraient-ils pas stupéfaits que la loi leur fasse en même temps un devoir de n’y pas penser ?