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d’elle-même. » Il y avait entre eux incompatibilité de caractères et il était incapable de glisser, de couler légèrement sur les détails, de pardonner les petits péchés. Il ne se piquait pas de tolérance ; peu endurant de son naturel, il fut aussi sévère pour Agnès Schebest qu’il avait pu l’être pour les orthodoxes à l’esprit court, qui malgré ses victorieuses démonstrations, s’obstinaient à croire que les quatre évangélistes ne s’étaient jamais contredits. Et cependant cette séparation qu’il avait voulue lui laissa longtemps une blessure au cœur. Il ne songea pas un moment à reprendre la vie commune ; mais depuis qu’il ne voyait plus sa femme, le vieux charme opérait de nouveau. Il lui fit quelques avances ; il lui envoyait de petits présens, des fruits, du vin. Elle lui écrivit pour le remercier, et ses lettres lui déplurent : « Les choses sont ainsi. Pressé du besoin d’aimer une femme et de la porter dans mon cœur, profondément attaché à cette femme et par nos enfans et par le souvenir des beaux jours et par les côtés séduisans de son caractère, je mettais à profit la distance où elle était de moi pour me la représenter telle que j’aurais voulu qu’elle fût. Ses lettres m’ont réveillé de mon rêve, je l’ai retrouvée telle qu’elle est, et tout est fini entre nous ; mais j’ai des heures de désespoir. »

On peut se rassurer, il ne se tuera pas. « Mon cher Rapp, qu’est-ce que la vie ? Un citron cent fois pressé, sur lequel on a versé cent fois de l’eau, et on s’imagine que ce qu’on boit est encore du jus de citron… Je l’aime, je la hais, dira-t-il ailleurs, je l’ai répudiée et je ne puis l’oublier. Je peux dire la même chose de ma femme spirituelle, la théologie. Je me suis laissé attraper par mes deux femmes. » Son désespoir s’est changé en une douce mélancolie, qui lui inspire quelques-uns de ses meilleurs vers : « Que j’habite une terre étrangère, je n’en puis douter ; où se trouve ma vraie patrie, je ne le sais pas. Il me semble que j’avais une fois deux enfans qui m’étaient chers ; ne serait-ce pas un rêve ? je ne le sais point. J’ai répudié une femme ; mon amour se changea-t-il en haine ou ma haine en amour ? qui me le dira ? On prétend que j’écrivis jadis des livres ; est-ce vérité ou moquerie ? je l’ignore. Le monde, à ce que j’apprends, me traite d’incrédule ; ne serais-je point un dévot ? c’est encore une chose que j’ignore. La mort ne me fit jamais peur ; ne serais-je pas mort depuis longtemps ? en vérité je ne le sais point. »

La crise avait été courte ; ses souvenirs s’effacèrent peu à peu ; il ne regretta plus rien. Quoiqu’il éprouvât quelque plaisir "à voir de temps à autre ses enfans, il était rentré dans son naturel, avait repris toutes ses habitudes de vieux garçon. Il étudiait, travaillait, retouchait ses premiers livres, en publiait de nouveaux où il répétait sur un ton plus dur, plus acerbe, ce qu’il avait déjà dit et répété. Quand il était de loisir, il récitait des vers d’Horace, écrivait à ses amis ou passait des heures