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mesures, ce musicien-là s’est révélé. Après deux mortelles heures nous avons eu la sensation nouvelle et délicieuse de rideaux ou de voiles levés ; notre oreille percevait plus finement des choses plus délicates, et de la matière jusqu’alors obscure et lourde, un esprit léger, un esprit lumineux se dégageait. Sans ressources scéniques, sans un chœur et sans un cortège, sans épisode ni hors-d’œuvre, sans rien enfin non pas même de contraire, mais d’étranger seulement à la musique pure ; par le seul pouvoir des mélodies, des rythmes, des timbres, de la symphonie, M. Saint-Saëns a fait de ce duo comme une réduction exquise du magnifique duo de Samson et Dalila. Là-bas, sans doute, le drame était d’une autre taille et d’une autre stature les héros. Là-bas c’était la lutte primitive, symbolique « entre la bonté d’Homme et la ruse de Femme » ; de la source, plus profondément enfoncée au cœur de l’humanité, le torrent de la musique a naturellement jailli plus large et plus impétueux. Mais ici même que le flot est donc généreux ! Qu’il a d’abondance en sa course et de grâce souple en ses détours ! Ne cherchez du duo biblique en ce duo ni les vastes proportions, ni l’admirable épisode mélodique : Mon cœur s’ouvre à ta voix, ni la péroraison foudroyante. Mais cherchez — et vous l’y trouverez — avec une inspiration similaire, une adresse, une ingéniosité peut-être plus raffinée. Si c’est un métier — et c’en est un, comme de faire un livre — de faire un opéra ou un acte d’opéra, M. Saint-Saëns n’y excella jamais davantage. Toute la scène est d’une maîtrise, d’une virtuosité sans pareille. Vous plait-il que nous la démontions, que nous la cassions ensemble, afin de voir un peu ce qu’il y a dedans ? Le principal ressort, et qui fait jouer tous les autres, c’est un accord ; moins qu’un accord, un intervalle : ce fameux intervalle de quarte augmentée ou de triton, que l’école proscrivit si longtemps comme le diable de la musique, diabolus in musicâ. Ainsi ces deux notes, qui sonnent étrangement, presque un peu faux, servent de matière ou de base à cette scène de fausseté, de mensonge et de traîtrise de femme. Était-il possible, je vous prie, d’établir un rapport plus subtil entre la musique et la situation, de mieux assortir des sons à des idées et à des sentimens ? Ces notes insinuantes, insidieuses, ce ferment ou ce levain efficace, le musicien l’a semé partout. S’il s’épanouit dans une large cantilène, il se cache dans un récitatif, un accompagnement, dans la moindre ritournelle. Mais sous la dissonance même, sous l’accord diabolique dont notre oreille s’inquiète, M. Saint-Saëns ne manque jamais de poser une note qui nous rassure, une dominante, qui, de loin tend vers la tonique, nous l’indique, nous la promet, et cette constante garantie de la résolution, du retour à la tonalité, cela encore est d’un grand musicien.

D’un grand musicien toujours l’élaboration du thème que nous venons de caractériser, et l’inépuisable variété des usages où il