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Bismarck, dans l’âme duquel j’avais senti vibrer toutes les passions de la dernière guerre, m’avait laissé, je l’avoue, une impression profonde. Je l’avais surtout trouvé supérieur comme homme de lutte. Le dédain complet de toute réticence, son habitude d’aller de prime abord au fond des questions qu’il traite, la franchise hautaine de ses déclarations, sa parole, un peu lente au début, mais « vigoureuse et bondissante » à la première émotion ressentie, me transportaient dans un tout autre monde que celui où j’avais eu négocier jusqu’à présent. Nous étions loin du langage toujours correct, même dans ses impatiences séniles, que le prince Gortchacow me faisait entendre à Saint-Pétersbourg, ou même de celui des fonctionnaires allemands avec lesquels je me trouvait journellement en rapport à Berlin. En M. de Bismarck, on sentait que chacune de ses pensées ou de ses paroles pouvait se traduire en un acte de gouvernement. C’était un maître, plutôt qu’un ministre, que j’avais devant moi. Il me semblait voir Arminius recevant, au lendemain du désastre des légions romaines, les avoyés du peuple vaincu.

Ces pensées, on l’avouera, étaient peu consolantes en elles-mêmes. Elles l’étaient moins encore pour celui qui avait a en rendre compte à un gouvernement nouveau, dont la raison d’elle principale était le maintien de la paix. On a lu une partie de ma dépêche et les deux réponses de Versailles. Le compte rendu de cette audience était d’une exactitude rigoureuse. Chacune des paroles importantes du chancelier demeurait, en quelque sorte, sténographiée dans ma mémoire ; j’en avais même atténué plutôt certaines expressions pour ne pas trop effrayer M. Thiers. Mais il fallait, à tout prix, empêcher le retour d’incidens analogues qui auraient pu finir plus mal. Une seconde entrevue du même genre eût été impossible. Il me sembla donc nécessaire de résumer et de compléter l’impression personnelle que m’avait fait éprouver cet entretien en fixant le point précis, et en quelque sorte photographique, où m’était apparu pour la première fois M. de Bismarck, dans la soirée du 12 août 1871. Profitant du retour de notre courrier de Saint-Pétersbourg, j’écrivis, le 23 août, la lettre particulière suivante à M. de Rémusat :

« Je vous ai rendu compte de tous les points importans de mon entretien du 12 août avec le prince de Bismarck. Les conclusions que j’en ai tirées dans ma dépêche me paraissent devoir être maintenues après quelques jours de réflexions. Il n’est pas douteux que la question personnelle n’ait été le principal motif du mécontentement du chancelier fédéral. « Je suis venu, m’a-t-il dit, du fond de la Poméranie pour rétablir ma position