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vapeur, sur un canal qu’on vient d’ouvrir par là. On m’a dit que j’y verrais la Locuste de M. Sigalon. Je compte trouver là quelque dédommagement d’avoir très peu vu le Jugement dernier de Michel-Ange à la Chapelle Sixtine, qui est offusqué par les échafaudages du même M. Sigalon. Au musée de Naples, j’en ai vu une belle copie, mais extrêmement diminuée. Oh ! la belle Judith de Caravage que j’ai vue au musée de Naples ! Naples, quand je pense que la cendre chaude du Vésuve n’a pas peu contribué à la démoralisation de mes bottes ! Cela avait desséché le cuir, qui s’est fendu. Mais n’en parlons plus, puisque j’ai maintenant de l’argent et des bottes. Je voudrais que ce fussent des bottes de 207 lieues pour être à Paris dans l’instant.

Les journaux de Marseille nous annoncent l’arrivée d’Alexandre Dumas. Je ne puis pas l’attendre. Ah ! que Nanteuil pense donc aux deux derniers volumes et à Ashévérus. J’ai vu ses vignettes à Florence et à Naples, et partout. Il y avait aussi de plus M. Nanteuil à Rome (Charles), qui faisait des caricatures dans le café grec. L’Italie est bien belle, mais elle n’a pas de beurre : voilà pourquoi je vous conseille d’aller manger du macaroni à La Ville de Naples, et des stoffato, et des croquettes, etc., attendu que sa viande de boucherie n’a pas le moindre goût. J’ai vu à Civita-Vecchia cette fameuse troupe de bandits qu’on a prise à Terracine : ce sont des malheureux en pantalons, vestes de velours et chapeaux tromblons. Maintenant si je vous parais désillusionné touchant la cantine et les brigands, je vous dirai que sur tout le reste je suis incandescent d’enthousiasme. Ainsi prenez-y garde !

A bientôt, à plus tôt que vous ne croyez.

Écrivez-moi donc, mais de suite, à Agen, poste restante. Je dis : poste restante, parce que si la lettre arrive trop tard, les personnes chez qui je vais ne me la renverront pas à Paris. Parlez-moi de la Famille Moronval — est-ce beau ? — et de tout ce qui peut m’intéresser dans certains théâtres, et touchant vous-même[1].

Adieu.

Ah ! je prie quelqu’un de vous d’aller chez M. Mignotte, notaire, au coin des rues Coquillière et [Jean-Jacques-Rousseau, de lui dire que j’ai reçu sa lettre à Marseille et le remercie, et que s’il avait quelque chose de pressé a me faire savoir, il me l’écrive à Agen, département de Lot-et-Garonne, où du reste je resterai peu. Poste restante. N’oubliez pas.

Mon cher monsieur Renduel,

Je vous envoie cette lettre directement, parce que j’ai là sur mes livres votre adresse exacte. Du reste, il parait que j’ai oublié les adresses de tous

  1. La Famille Moronval, grand drame en cinq actes d’un jeune auteur débutant, Charles Lafont, venait d’être représentée au théâtre de la Porte-Saint-Martin le lundi 6 octobre 1834. Acteurs principaux : Lockroy, Delafosse, Provost ; Mmes Georges, Ida, Falcoz, etc. « Il y a dans ce mélodrame qui a obtenu un succès de curiosité et de terreur — écrit Ch. Rabou au Journal de Paris — tous les défauts ordinaires aux pièces de l’école Saint-Martin, c’est-à-dire un luxe effrayant et gratuit de crimes, de la bouffissure dans le style et dans les caractères, une multiplicité d’action nuisible à l’intérêt… Nous parions pour de très fortes recettes et pour un succès populaire qui garnira à la fois le balcon et le paradis. » Ce critique aurait gagné son pari, car la Famille Moronval, publiée à l’origine chez Marchant et chez Barba, fut reprise et réimprimée plus d’une fois ; mais on devine si ce gros mélodrame, assemblage extraordinaire d’assassinats et d’empoisonnement, devait plaire à Gérard et à ses amis.