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peuple ! Aussi parcimonieuse, aussi avare que coquette, ce qu’elle sait le mieux, c’est compter ; elle liarde, elle lésine sur tout ; elle se garde d’imposer à la nation la lourde dépense d’une armée permanente. Si ses généraux lui reprochent son économie un peu sordide, les habitans des villes et des campagnes lui savent gré de ne pas augmenter, par ses profusions, le poids des charges publiques, et elle n’a jamais avec son parlement les querelles d’argent par lesquelles les Stuarts, toujours besogneux, se perdirent. Les Anglais goûtèrent alors un bonheur qu’ils n’avaient guère connu, celui d’un peuple qui se sent et qu’un gouvernement intelligent encourage à suivre sa destinée. Quand ils eurent détruit l’Armada et humilié l’orgueil de Philippe II, la fierté s’ajouta au bonheur, et Elisabeth prit place parmi les grandes figures de l’histoire. Grâce à elle, à sa politique cauteleuse et à la prospérité que leur avait procurée une longue paix, ils purent supporter sans fléchir dix-huit années de guerre.

Au surplus, comme le remarque M. Seeley, ces années de guerre ne furent pas pour les Anglais des jours de sang et de calamité. L’ennemi n’avait pu débarquer chez eux ; ils se sentaient à l’abri des incursions, des dégâts et des ravages, et se félicitaient d’être des insulaires. Ils continuaient de vaquer à leurs affaires, à leurs industries ; les taxes étaient modérées, et la guerre maritime, loin de compromettre leur prospérité, lui donnait un nouvel essor. Cette guerre navale contre l’Espagne leur fournit l’occasion d’explorer le monde et de découvrir qu’ils étaient nés pour les entreprises de longue haleine, pour les établissemens lointains. Ils ont reconnu leur vraie vocation, et désormais rien ne les en détournera. Les destins s’accompliront ; le jour viendra où un ministre anglais pourra dire : « Nos colonies sont notre gloire et notre force. Le Queensland est à lui seul trois fois plus grand que l’empire allemand. »

C’est à dater de 1585 que l’Angleterre apparaît comme une puissance océanique, qu’elle aspire à devenir la dominatrice des mers. Sous les règnes précédens, elle s’occupait beaucoup de théologie, la fureur de dogmatiser était la première de ses passions ; ce n’est plus que la seconde, on a désormais la fureur de s’enrichir. On n’attend pas d’être en lutte ouverte avec l’Espagne pour convoiter son bien, pour faire main basse sur ses dépouilles, pour capturer les précieux gallons qui lui apportent les trésors du Nouveau Monde. C’est l’âge des aventures commerciales, des glorieux pirates sans foi ni loi, de l’héroïsme lucratif. Drake enlève aux Espagnols leurs magasins de l’isthme de Panama, il prend possession de la Californie, il opère des descentes dans les îles du Cap-Vert, à Saint-Domingue, à Carthagène, dans la Floride.

Ici encore Elisabeth demeure fidèle à son caractère, à sa politique