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Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 133.djvu/704

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biller. J’essaie mon costume, il me va, je suis ravi. Mais voici que l’homme me présente sa note, déclarant qu’il entend être payé tout de suite… Et le voici qui empoigne mon costume ; je lutte, je veux reprendre le pantalon, qu’il serre déjà dans sa toile ; il s’en va, et je roule, en chemise, sur le sofa de ma chambre…

« Enfin nous arrivons dans le salon des Brockhaus. Personne que la famille Wagner, et nous deux. Je suis présenté à Wagner : il me dit sa joie de me voir si familier avec sa musique, puis se met à plaisanter de la façon la plus amère toutes les représentations de ses œuvres, sauf naturelle nient les célèbres représentations de Munich.

« Mais il faut que je te raconte en raccourci, mon cher ami, ce que nous a offert cette soirée : des jouissances vraiment si piquantes et si particulières, qu’aujourd’hui encore je me sens tout désorienté, et ne puis rien faire de mieux que de bavarder avec toi, et de te débiter des fables merveilleuses ». Avant et après le repas, Wagner se tint au piano. Il nous joua tous les passages importans de ses Maîtres Chanteurs, imitant toutes les voix. C’est un homme d’un feu et d’une vivacité incroyables, parlant très vite, et qui rend amusantes au possible ce genre de réunions en petit comité. J’eus avec lui un long entretien sur Schopenhauer : juge de ce que fut mon bonheur, à l’entendre me dire tout ce qu’il lui devait, et qu’il le tenait pour le seul philosophe qui ait compris l’essence de la musique. Il s’amusa beaucoup du congrès des philosophes qu’on vient de tenir à Prague ; il me parla à ce propos des « fonctionnaires de la philosophie ». Il nous fut ensuite un fragment de son Autobiographie, qu’il est en train d’écrire. Enfin, au moment où je me préparais à sortir, il me serra très affectueusement les mains, m’invitant à venir le voir pour causer avec lui de musique et de philosophie. Je t’en écrirai davantage quand j’aurai pu réfléchir à cette soirée d’une façon plus objective. »


On ne nous dit pas ce que furent ces « réflexions objectives » du jeune étudiant ; mais le moment approchait où il allait pouvoir faire, sur la personne et l’art de Richard Wagner, des réflexions plus sérieuses et plus approfondies. Quelques mois après, en effet, l’Université de Bâle lui offrait la chaire de philologie ; et il acceptait, poussé surtout par son désir de se rapprocher de Wagner. « Enfin, écrivait-il à son ami le 16 janvier 1869, enfin Lucerne (où demeurait Wagner) va cesser d’être inaccessible pour moi ! » Et l’on sait qu’il ne tarda pas à devenir l’intime ami du maître, son confident familier, l’interprète attitré de sa doctrine artistique. Dans la belle biographie de Wagner que je signalais l’autre jour. M. Chamberlain place ouvertement l’écrit de Nietzsche, Richard Wagner à Bayreuth, au premier rang de la littérature wagnérienne. Bien haut par-dessus cet océan de médiocrité, nous dit-il, se dresse