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un petit livre d’une valeur incomparable, et désormais classique, le Richard Wagner à Bayreuth de Frédéric Nietzsche. » Et M. Chamberlain ajoute : « Que l’auteur de ce livre, plus tard, — lorsque son intelligence commençait à s’obscurcir, — ait tourné le dos à la vérité naguère si clairement perçue, et qu’il ait dirigé de folles brochures contre l’homme dont il avait mieux que personne apprécié la grandeur, cela ne doit pas nous empêcher de faire de son livre l’estime qui convient. »

Non certes, et M. Chamherlain a mille fois raison. Mais nous sommes bien forcés de reconnaître, maintenant, que Nietzsche n’a pas attendu « l’obscurcissement de son intelligence » pour « tourner le dos à la vérité ». Les deux volumes de ses Écrits et Projets sont en effet remplis d’allusions à Richard Wagner ; et nous y découvrons que bien avant même d’écrire son Richard Wagner à Bayreuth, Nietzsche exerçait déjà, aux dépens de son illustre ami, son terrible besoin d’analyse et de contradiction. Dès 1870, dans des notes d’où devait sortir plus tard son livre tout wagnérien de la Naissance de la Tragédie, il s’élevait contre plusieurs des principales idées de Wagner, notamment contre la suppression des chœurs, et l’importance excessive attachée aux paroles dans le drame musical.

Encore ces observations ne sont-elles rien en comparaison d’autres notes de Nietzsche, écrites quatre ans après, en 1874, et qui étaient précisément destinées à préparer le fameux écrit de Richard Wagner à Bayreuth. Nietzsche, évidemment, ne pouvait s’empêcher, après chacune de ses conversations avec Wagner, de confier à son papier ces réflexions objectives » que les convenances et les devoirs de l’amitié l’obligeaient à tenir secrètes. Et tandis que, fidèle à sa promesse, il exaltait publiquement l’œuvre et la doctrine de Wagner, voici quelques-unes des impressions qu’il consignait dans ses notes intimes :

« De même que Gœthe était un peintre égaré dans la poésie, et Schiller un orateur, de même Wagner est un acteur détourné de sa véritable voie.

« Il ne faut pas être trop exigeant, et réclamer d’un artiste la pureté et le désintéressement qu’on rencontre, par exemple, chez un Luther. Mais combien plus pure nous apparaît, en comparaison de Wagner, l’âme d’un Bach et d’un Beethoven !

« La fausse toute-puissance a développé chez Wagner un instinct tyrannique. Il a le désir d’être sans héritiers ; et de la vient qu’il veut étendre sa doctrine jusqu’aux dernières limites du possible.

« Dans le domaine de la musique, la situation de Wagner est celle d’un acteur : c’est ce qui lui permet d’exprimer également les émotions des âmes les plus opposées, et de se mouvoir avec une égale aisance dans les mondes les plus différens (Tristan, les Maîtres Chanteurs).

« Dans ses appréciations des grands musiciens il emploie toujours