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ainsi jusqu’à ce jour ; M. Godefroy Cavaignac en a jugé autrement. Il se croit suffisamment armé par la législation préexistante. Peut-être a-t-il raison d’une manière générale ; mais il suffit que le risque auquel M. Trarieux a voulu pourvoir puisse se présenter une seule fois pour qu’on prenne contre lui des précautions étroites, puisque l’enjeu de la moindre négligence pourrait être l’existence même de la patrie. Quoi qu’il en soit, le ministère Bourgeois a retiré purement et simplement le projet de son prédécesseur. Avait-il oublié que le projet Trarieux était un amendement a un projet antérieur, dû à l’initiative du Sénat, et qui était bien autrement rigoureux et sévère ? L’interdiction que M. Trarieux impose aux ouvriers des chemins de fer, M. Demôle avait voulu avant lui l’étendre à tous les ouvriers employés par l’État. Il avait déposé dans ce sens une proposition de loi revêtue d’un très grand nombre de signatures républicaines. En retirant le projet Trarieux, le gouvernement laissait donc le Sénat en présence de la proposition Demôle. Il espérait sans doute que devant une manifestation aussi nette de sa volonté, le Sénat battrait en retraite ; mais il n’en a pas été ainsi. Soit que le Sénat tint particulièrement à ses idées sur la matière, soit qu’il eût été un peu froissé du sans-façon avec lequel le gouvernement en usait avec lui, soit plutôt que l’ensemble de la politique lui inspirât des inquiétudes générales qu’il jugeait opportun d’exprimer plus spécialement sur ce point particulier, la haute assemblée a répondu au retrait de la loi Trarieux en mettant à l’ordre du jour la proposition Demôle, et elle a tout de suite abordé le débat. M. Trarieux a pris la parole : rien n’a pu ensuite effacer l’impression profonde produite par son discours. Les affirmations optimistes de M. le ministre de la guerre n’ont pas ébranlé la majorité. En vain M. Bourgeois s’est-il efforcé de la mettre en garde contre le danger de créer des catégories entre les citoyens, et d’interdire aux uns l’exercice d’un droit qu’on reconnaît aux autres. Les ouvriers des chemins de fer ont-ils mérité, a-t-il dit, de devenir l’objet d’une suspicion exceptionnelle et n’y a-t-il pas lieu de craindre qu’ils ne s’en offensent ? Son discours a été qualifié de « conférence doucereuse » par un sénateur irrespectueux, et M. Bourgeois s’est montré fort choqué de l’expression. Il a affirmé que s’il n’avait pas parlé haut et ferme, c’était par ménagement pour l’assemblée. Les objurgations pressantes de M. le président du conseil n’ont pas été mieux accueillies que ses insinuations conciliantes. Une majorité considérable a voté le renvoi à la commission de la proposition Demôle. Il est vrai qu’au dernier moment, et contrairement aux allégations de M. le ministre de la guerre, M. Bourgeois avait laissé entendre qu’il y avait là une question à étudier. Dans ce cas, il ne fallait pas se borner à retirer le projet Trarieux, il fallait en présenter un autre, et, faute d’autre, le Sénat était bien obligé de renvoyer