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Les hommes politiques les plus en vue, les écrivains les plus autorisés s’en sont prévalus pour établir en Italie cette fausse opinion que l’empereur seul, en France, nourrissait des sympathies pour l’indépendance italienne ; qu’il avait dû faire violence à l’esprit public français pour aller au secours de l’Italie en 1859 ; que, conséquemment, si le peuple italien est tenu par un lien de reconnaissance quelconque, c’est vis-à-vis de Napoléon III qui n’est plus, et non de la France, qui se serait montrée la constante ennemie de l’Italie. On pourrait invoquer beaucoup d’exemples de cette tactique tortueuse ; bornons-nous à un seul, qui est tout récent. C’est M. R. Bonfadini, un écrivain et un orateur de haute lucidité lorsque la passion politique n’altère pas la sérénité de son éminent esprit, qui me le fournit dans sa Vita di Francesco Arese. Il s’attache, comme beaucoup d’autres écrivains politiques ses compatriotes, à exonérer son pays du reproche d’ingratitude envers la France, qu’il représente comme ayant été hostile à la politique italienne de Napoléon III, et pour en donner une preuve, il cite une assertion absolument fausse contenue dans les mémoires de lord Malmesbury, un ennemi acharné de la France et partisan passionné de l’alliance anglo-autrichienne. « L’empereur, — écrit le noble lord dans ses notes intimes, sous la date du 8 mai 1859, — a été obligé de laisser dans le pays plus de troupes qu’il ne l’avait d’abord pensé, à cause de l’excitation et du mécontentement qui existent à Paris… »

Or, cette indication est réellement fausse ; on ne peut se l’expliquer que par l’aveuglement de passion avec laquelle lord Malmesbury, alors chef du Foreign Office, combattait l’alliance franco-piémontaise et la guerre de Lombardie qui en devenait la conséquence. La France entière et l’Europe ont su comment Paris s’était levé pour saluer de ses acclamations unanimes l’empereur partant pour la guerre. Mais l’on voudra bien ne pas trouver déplacé un témoignage personnel que je me permettrai d’opposer à celui du noble lord. Le lendemain du départ de l’empereur, c’est-à-dire le 11 mai, j’avais l’honneur de me trouver à dîner dans une maison amie avec le général Soumain, commandant la place de Paris, qui nous racontait l’inquiétude dans laquelle il vivait depuis la veille, parce qu’il n’était resté dans Paris pas même assez de soldats pour relever les postes, de sorte qu’il avait dû « faire doubler la garde deux jours de suite par les mêmes hommes[1]. »

  1. Il reste encore quelques honorables survivans parmi les convives qui ont entendu avec moi ces paroles du brave général Soumain. Je pourrais en appeler à leur témoignage, s’il en était besoin, pour détruire une affirmation tendant à calomnier l’opinion de Paris et de la France. Le dîner auquel je fais allusion avait lieu dans la maison si hautement hospitalière du commandant de la garde nationale de Bercy, M. Félix Courvoisier, un patriote et un homme de cœur dans toute l’acception du mot.