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qui tomba à plat. Il a écrit sous le titre de Rasselas un conte philosophique, qu’on ne peut lire jusqu’au bout qu’à la condition de n’avoir jamais lu Candide. Il n’est resté de lui que ses biographies de poètes anglais et son dictionnaire, supérieur, pensent nos voisins, au dictionnaire de notre Académie, et qui a fait dire qu’un jour un Anglais avait battu quarante Français. Lisez tout ce qu’a écrit Johnson, vous n’y trouverez rien qui ressemble à du génie, rien qui porte la marque d’un talent de premier ordre. David Hume lui était cent fois supérieur par l’originalité et la puissance de l’esprit ; il a marqué dans l’histoire de la pensée humaine. Cependant, s’il eut ses admirateurs et ses disciples, il eut peu d’influence sur l’opinion. Johnson le regardait de haut en bas, et un jour qu’il le rencontra dans un salon, il lui tourna le dos. Il qualifiait ce remueur d’idées « de trayeur de taureau », il l’accusait avec superbe de s’amuser à de vaines spéculations, de broder des toiles d’araignées, de préférer des erreurs nouvelles aux vieilles vérités. Toute nouveauté lui était suspecte, il avait horreur des esprits qui cherchent les aventures. En politique, en religion comme en morale, il était un conservateur très borné, exprimant d’une façon originale des idées qui l’étaient peu, et ce fut là le secret de son étonnante fortune. Il représentait l’opinion moyenne de ses contemporains. Ses préjugés lui étaient chers, et dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, les Anglais étaient disposés à croire que rien n’est plus raisonnable ni plus utile qu’un préjugé, qu’un homme qui n’en a pas ou qui se pique de n’en pas avoir est un homme dangereux, ou, en tout cas, n’est pas un homme respectable.

Entre la France et l’Angleterre du XVIIIe siècle, il y a cette différence que l’une s’acheminait, sans le savoir, à une grande révolution, et que l’autre avait déjà fait la sienne. A la veille des révolutions, on discute tout et on ne se défie de rien ; on croit à l’innocuité des doctrines, des thèses hardies, des utopies, des chimères ; tout paraît possible et rien ne paraît dangereux : c’est ce que Mirabeau appelait le fanatisme de l’espérance. Au lendemain de ces terribles fêtes, on a l’esprit plus rassis, on est revenu de beaucoup d’illusions, on est plus enclin à craindre qu’à espérer. L’Angleterre avait vécu cinquante ans dans les incertitudes, les crises et les orages ; elle avait décapité un roi, en avait chassé un autre et l’avait remplacé par un étranger qui ne lui plaisait qu’à moitié. Mais elle avait appris par de dures expériences que les parfaits contentemens ne sont pas de ce monde, qu’il faut tâcher d’aimer ce qu’on a, qu’il est plus facile de détruire que de remplacer ce qu’on a détruit, qu’il y a des coups de vent qui emportent les toits des maisons et qu’une maison sans toit est peu logeable. On n’aimait guère la dynastie de Hanovre, qui ne se souciait pas d’être aimable ; on ne laissait pas de la soutenir, crainte de pis. L’Église anglicane était antipathique à beaucoup de gens ; on reconnaissait cependant qu’elle avait son