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Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 134.djvu/214

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métaphysique, les vaines curiosités, les fous qui se flaltent de scruter le mystère des choses, et qu’il faudrait bannir de tout État civilisé comme on chasse d’une maison les indiscrets qui aiment à fureter dans les buffets et à mettre leur nez dans les tiroirs. Ils n’approuvent que les doctrines qui tendent à calmer les âmes et à fortifier les vertus sociales. Ils doutent de la bonté originelle de l’homme et de sa perfectibilité indéfinie ; ils pensent qu’on lui rend service en le tenant en bride, en lui enseignant les obéissances pénibles, en lui persuadant de se résigner à certains abus, aux violences, aux fraudes, aux corruptions des gouvernemens, et de tenir pour le pire des fléaux le charlatanisme des redresseurs de torts.

Leur grand principe est que les idées ne prévaudront jamais contre les faits, et le fait qui leur parait le mieux démontré est que le monde ira toujours très mal, et que quoi qu’on fasse, on ne l’empêchera pas d’aller comme il va, qu’au surplus ce n’est pas en réformant les institutions qu’on améliorera le sort des peuples. Ils disent avec Johnson : « Parmi tous les maux dont nous souffrons, combien en est-il que les lois ou les rois puissent aggraver ou guérir ? » Et comme lui ils disent aussi : « Ne remuez pas les eaux qui dorment, laissez les choses tranquilles. Les plus beaux systèmes ne changeront rien ni au cœur ni à la destinée de l’homme ; Wilkes et Rousseau ne vous délivreront ni de la faim, ni de la pauvreté, ni de la maladie. Encore un coup, attachez-vous aux faits et moquez-vous des belles phrases. Travaillez et ne geignez pas. Respectez l’ordre établi, et résistez à l’anarchie comme vous résisteriez au diable. » Ainsi raisonnaient ces hommes sans illusions, sans jeunesse et sans génie. Ils étaient légion, et s’ils avaient été moins nombreux, peut-être l’Angleterre eût-elle vu se rouvrir pour elle l’ère des révolutions et des guerres civiles.

Il faut convenir que la sagesse des vieillards fait moins bonne figure dans les lettres que la folie des jeunes gens, et qu’un bon sens chagrin devient facilement ennuyeux. Johnson ne le fut jamais. Il possédait au plus haut degré cette gaieté d’imagination, cet humour anglais qui sait donner du piquant aux vérités banales ; il s’entendait à assaisonner les lieux communs, à les épicer, à les transformer en paradoxes par l’exagération du tour et de l’expression. Ajoutez que ce sage était un grand batailleur, un savant maître d’escrime, un gladiateur de la plume, et en ceci encore, il se conformait au goût de ses contemporains. Chose curieuse, les fortes convictions étaient rares, et on avait conservé la passion des controverses. Des gens flegmatiques, à l’esprit froid et posé, parlaient avec action ; ils s’échauffaient pour des thèses auxquelles ils ne croyaient qu’à moitié ; indifférent au fond des questions, le public assistait avec plaisir à ces passes d’armes comme à un combat de coqs ou de boxeurs.

On ne se contentait pas de pousser des argumens, de réfuter ses