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cherché les idées, et qui ne se sont pas rendu compte que les mots sont les abris passagers des idées, et que derrière les mots, qui ne sont que des formules transitoires, marche l’esprit humain, et que peu à peu l’esprit apparaît. » Nous avouons qu’il ne nous apparaît pas, cette fois, à travers les mots dont s’est servi M. le président du conseil, et qui, nous l’espérons bien pour lui, ne sont que les abris passagers et provisoires de ses idées : ils les abritent au point qu’on ne les voit plus. Il y a évidemment de l’embarras dans le langage de M. Bourgeois : les beaux jours de son ministère, les jours heureux et faciles, où tout sourit, où tout parait réussir, sont passés sans retour.

Il suffit pour achever de s’en convaincre de rappeler ce qu’a été la nomination de la Commission du budget : nous l’avons déjà dit au commencement de cette chronique. De toutes les réformes annoncées par le cabinet radical, la première de toutes, celle à laquelle il a attaché sa fortune politique, est l’établissement de l’impôt progressif sur l’ensemble du revenu. Le budget de M. Doumer n’a pas trompé à cet égard les espérances qu’il avait fait naître ; les vrais radicaux et les socialistes ont dû en être contens. Les citoyens dont le revenu est inférieur à 2 500 francs ne paient pas l’impôt : au-dessus de ce chiffre, ils paient une taxe progressive qui va de 1 à 5 pour 100 suivant qu’ils ont 10, 20, 30, 40 ou 50 000 francs de revenus. Ce n’est pas ici le lieu d’étudier en détail ce projet vexatoire dont l’application, du moins pour les revenus supérieurs à 10 000 francs, repose sur une déclaration du contribuable, laquelle sera contrôlée par des commissions locales. On connaît les objections classiques contre l’impôt sur le revenu ; M. Doumer n’a cherché à échapper à aucune d’elles. Son projet, s’il venait jamais à être appliqué, introduirait l’inquisition dans les familles, dans les usines, dans les maisons de commerce, enfin partout. Le revenu des particuliers ne serait plus leur secret propre, mais celui d’une commission où l’adjonction de représentans des corps électifs de la commune introduirait leurs amis ou leurs ennemis politiques. M. Doumer a bravement accumulé les pires conséquences de son système : aussi les radicaux eux-mêmes en ont-ils été un peu troublés, et les socialistes seuls l’ont-ils approuvé… comme un commencement à développer plus tard. C’est l’impôt personnel nettement substitué à l’impôt réel. C’est l’œuvre financière delà Révolution française remise en cause. Le pays tout entier protesterait contre un tel projet, si le gouvernement n’avait pas pris soin, en exemptant de l’impôt les revenus inférieurs à 2 500 francs, d’en exempter en réalité la grande majorité des contribuables ruraux. Qu’on exempte les plus malheureux, soit ! seulement, ce n’est pas ce que fait le projet de budget. Dans nos campagnes, le contribuable qui a un revenu de 2 500 francs n’est pas un pauvre, et il y a un très grand nombre de communes où pas un seul habitant n’en possède un qui soit supérieur