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n’en avoir pas beaucoup ; mais je ne voudrais pas empêcher les gens qui ont du goût pour le froc. Tenez-moi pour très tolérant.

Veuillez agréer, madame, l’expression de tous mes respectueux hommages.

PROSPER MERIMEE.


20 octobre 1857.

Madame,

Il m’a été impossible de retrouver la lettre que vous me demandez. J’ai eu beau ranger un à un tous les papiers de ma table, je ne puis concevoir ce qu’elle est devenue. En voici l’analyse en deux mots. Le ministre dit au préfet : « Vous n’avez pas des fonds suffisans (même avec l’imposition extraordinaire que vous me demandez d’autoriser) pour faire votre église. Le ministre des Cultes m’écrit que s’il donnait une subvention elle serait bien inférieure au déficit qu’il s’agit de couvrir. De plus, vous avez commencé les travaux sans y être autorisés. À ces causes je suis d’avis qu’il n’y a pas de suite à donner à l’affaire. » Il faut que j’aie brûlé votre lettre par distraction, ou que je l’aie serrée quelque part, ce qui n’est pas moins grave, car j’ai absolument oublié la cachette. J’espère que cela ne vous empochera pas de préparer la batterie que vous m’annoncez. En tous cas, M. Guérin pourrait facilement en avoir une copie à la préfecture du département. Je verrai encore demain, mais je désespère.

Vous êtes, madame, la bonté même. Vous êtes une des très rares personnes avec lesquelles on peut discuter, puisque vous permettez à vos adversaires de se défendre. Je vous parlais de ma crainte de vous scandaliser, parce qu’il me semble que, croyante comme vous êtes, il doit vous paraître monstrueux qu’on ne croie pas. Moi qui crois à bien peu de choses, je ne sais pas trop quel parti je ferais à quelqu’un qui me dirait que le faux Démétrius était Grégoire Otrepief.

Vous vous élevez contre la critique. Mais comment faire pour croire à quelque chose si ce n’est par la critique ? j’entends lorsqu’on n’a pas la foi, qui est à vos yeux une espèce de télescope moral, et aux miens un bandeau. Du moment qu’on met de côté la critique, où s’arrêter ? Dans le catholicisme même, il faut bien s’en servir. Lorsqu’un directeur, un évêque, ou un pape commande votre croyance, n’examinez-vous pas si cette croyance est orthodoxe ? Ce directeur, cet évêque peut être un nouvel Arius. Vous me dites que je crois bien aux Phéniciens et à Tamerlan, que je n’ai ni vus ni touchés, et que je n’aurais pas plus de peine à croire aux Écritures.