Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 134.djvu/302

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

savans de profession peu au courant du progrès philosophique. Le matérialisme supposait, — chose prodigieuse, — que nous connaissons la matière telle qu’elle est et l’esprit seulement tel qu’il apparaît, ou même que nous ne le connaissons en aucune manière ! La matière, disait-on, est en elle-même ce que nous la concevons par les sciences physiques : l’esprit n’est pas en lui-même ce qu’il se voit : il se ramène à des atomes de corps simples, tels que la chimie les suppose ! La conscience ne nous fait saisir en nous que des fantômes, et les vraies réalités sont matérielles. Le matérialisme espérait ainsi rendre la nature intelligible, en laissant de côté l’intelligence. Il espérait saisir l’existence sur le fait et la comprendre en dehors du pouvoir constitutif de la pensée. Il s’en tenait au point de vue de la conscience vulgaire qui, s’oubliant elle-même dans la contemplation de ses objets, s’imagine qu’un monde intelligible peut exister sans aucune participation à l’intelligence même. L’intelligence n’était donc plus qu’un phénomène de surcroit, une sorte de reflet surérogatoire. Ce phénomène curieux et, comme on disait, « singulier », commençait sans précédons, finissait sans laisser de traces avec telle espèce particulière de mouvement dans telle espèce de matière. Le matérialisme prétendait assigner ainsi à la conscience, la pensée, une origine extérieure et une fin extérieure, tâche que le positivisme même a reconnue impossible. Aujourd’hui, non seulement les choses en soi de l’ancienne ontologie et même les « noumènes » de Kant ont été ramenés à des faits de conscience, seules réalités connaissables ; mais encore les faits dits matériels ont été également ramenés à des états élémentaires de conscience ou de subconscience. La matière s’abîme donc dans l’inconnaissable, qui lui-même s’abîme dans le néant.

Ce progrès de la pensée en annonce un autre, qui déjà se dessine, que verra le siècle prochain. Une fois rétabli l’élément psychique au cœur même de la réalité, le besoin d’un monde transcendant et inconnaissable ne se faisant plus sentir, la réalité tout entière sera conçue comme homogène et une, soit dans ses élémens, qui sont psychiques, soit dans ses lois, qui, à une extrémité, sont mécaniques, à l’autre, sociologiques. À l’avenir restera la tâche de mieux déterminer, grâce au progrès croissant des sciences et de la philosophie, la nature ultime de cette unité à laquelle la pensée vient aboutir, surtout de concilier l’universel avec la multiplicité des consciences individuelles. Ainsi se posera le grand problème du « monadisme », qui admet que la pluralité des êtres est fondamentale, et du « monisme », qui admet leur