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remède ni à la dispersion intellectuelle ni à la désorganisation morale. Mais on a vu combien le mouvement philosophique, comme le mouvement scientifique, est intense dans notre pays. Qu’il s’agisse de la philosophie idéaliste (principal objet de cette étude) ou de la philosophie positive, l’Angleterre et l’Allemagne peuvent seules aujourd’hui entrer en comparaison avec la France pour l’activité et la vigueur de la pensée ; en outre, nous avons vu de plus en plus se confondre les deux courans idéaliste et naturaliste.

Pour toute affirmation de ce qu’on ignore, pour toute promesse au-delà de ce qu’on peut tenir, pour tout empiétement des sciences particulières sur le domaine de la philosophie, de la philosophie sur le domaine des sciences particulières, l’échec final et la « banqueroute » sont assurés. La science positive n’a pas réussi à supprimer la philosophie : la prétention de certains savans sur ce point, née de leur ignorance, devait aboutir à une déconvenue. Dans le domaine des sciences particulières, les plus abstraites, — mathématique et mécanique, — n’ont pas réussi davantage à remplacer les plus concrètes, ni à ramener les élémens supérieurs aux élémens inférieurs, — ce qui, selon Auguste Comte, est l’essence même de l’explication matérialiste. Enfin, dans le domaine de la philosophie, le matérialisme n’a pas réussi à remplacer la philosophie idéaliste : on a vu le chemin que celle-ci a parcouru depuis Kant. Aujourd’hui, la question vitale n’est plus d’admettre avec Kant des formes prédéterminées de la pensée ; c’est de savoir quelle est la valeur de la pensée même et de la conscience comme expression de la réalité une et universelle. Cette question s’est élucidée de mieux en mieux par le progrès des doctrines. Le monde apparaît d’abord comme objet de sensation, et c’est à ce point de vue que s’en tenait l’ancienne philosophie sensualiste : pour elle, la sensation pure et brute était la vraie et unique révélatrice. D’après ce système, en s’écartant de la sensation, la pensée s’écarterait de la réalité même ; la réflexion serait moins vraie que la spontanéité, les « idées » seraient plus infidèles que les « impressions » : plus nous aurions conscience, moins nous serions dans le secret des choses ; à mesure que la pensée monte dans la clarté, le monde descendrait dans les ténèbres. C’est là ce que l’idéalisme contemporain a refusé d’admettre. L’élaboration que la pensée fait subir aux matériaux bruts de la conscience ne nous parait plus un éloignement du cœur de la nature. D’abord, en elle-même et par elle-même, la pensée est déjà une forme supérieure de la réalité : elle est le réel arrivé à la conscience de soi et d’autant plus réel qu’il a plus conscience.