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devoirs ni à sa position en me provoquant sur ce chapitre. Ce qu’il venait de me dire personnellement, il allait le déclamant et le proclamant partout : « Qu’est-ce donc que nous avons fait le 18 Fructidor si nous ne sommes pas plus avancés ? Qu’est-ce que Barras imagine ? Croit-il qu’il puisse rester encore avec ses quatre collègues ! Il faut qu’il reste seul, et qu’il habite seul au Luxembourg. »

Augereau ne tenait pas ces propos seulement à moi, ce qui aurait pu ressembler à une flatterie, il les répétait dans la cour même du Luxembourg, et il les criait sur les toits. Réal, de son côté, alors plein d’enthousiasme pour moi, disait qu’il n’y avait pas de révolution faite si l’on ne me mettait pas à la tête de tout, malgré moi ; que sans cela la révolution du 18 Fructidor n’en était pas une : qu’elle était manquée, privée de toute énergie, et il s’exprimait dans ce sens d’une manière moins décente que je ne le rapporte ; que la journée du 18 Fructidor enfin n’était pas du sexe viril ; quoique le mot roi fut alors aussi impossible à entendre qu’à prononcer, les républicains, tels qu’Augereau et même Réal, ne craignaient point de me l’exprimer parlant à ma personne. Quant à moi, ma conscience me disait trop ce qu’il y avait à penser de tout cela, pour que j’y donnasse une sérieuse attention. C’est parce que j’étais franchement républicain, et pour ne pas cesser de l’être, que j’avais opéré d’une manière décisive au 18 Fructidor ; et je remerciai ces messieurs de tous leurs complimens.

Talleyrand était en première ligne de ceux qui avaient dû désirer le 18 Fructidor : il était nécessaire à sa position nouvelle et la consolidait. Talleyrand était aussi de ceux qui, pour se donner l’air de la plus grande coopération dans la victoire, poussaient le plus vivement au châtiment des vaincus. « Il ne fallait pas moins que de les tuer », disait-il, au moins pour rendre hommage au principe de Barère, qui n’est pas tout à fait une vérité, qu’il n’y a que les morts qui ne reviennent pas. Sans me vouloir donner pour meilleur et plus humain qu’un autre, j’étais bien loin de penser qu’il n’y eût que les morts qui ne reviennent pas : je croyais au contraire que la mémoire des morts innocens peut revenir toujours contre les vivans. et qu’après tant de douloureuses expériences on pouvait regarder l’humanité même comme un bon calcul. Ainsi j’étais vraiment heureux de voir que l’adoucissement des passions eût permis radoucissement du triomphe ; que pas une goutte de sang n’eût coulé dans le 18 Fructidor, et que la mort restât absente au milieu des mesures de force qui avaient été indispensables. Lorsque je regardais comme une victoire remportée dans la victoire elle-même que nous eussions pu faire substituer la déportation aux exécutions atroces qui