Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 134.djvu/542

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tous vêtus d’écarlate et portant les noms les plus illustres du Livre d’or, — les noms de Mocenigo, Capello, etc., — se tenaient à genoux et demandaient au pape pardon pour la République de Saint-Marc. Jules II, assis sur le trône pontifical, avait en main une verge d’or, ainsi que chacun des douze cardinaux qui l’assistaient. Le Miserere fut chanté, et à chaque verset du psaume, le pontife et ses assistans touchaient légèrement de leurs verges à l’épaule des nobili repentans. La cérémonie d’expiation terminée, une foule immense reconduisit les envoyés vénitiens avec des acclamations frénétiques.

Certes, la conduite du pape dans toute cette affaire d’absolution fut d’une désinvolture superbe à l’égard de ses bons alliés de Cambrai : mais les Vénitiens n’en avaient pas autrement agi, en 1508, envers Louis XII, en l’abandonnant au beau milieu d’une alliance pour conclure une trêve de trois ans avec son adversaire, l’empereur Maximilien ; et Maximilien, de son côté, ne s’est pas fait faute, la trêve à peine signée, d’entrer dans la grande conjuration des puissances contre la République de Saint-Marc. C’était là le jeu de ce monde d’alors, la politique constamment pratiquée dans le glorieux Cinquecento, et je n’oserais pas affirmer qu’elle soit tout à fait inconnue dans notre siècle de progrès. Aussi Ferdinand le Catholique supporta-t-il l’affront sans trop crier, on homme avisé et qui a déjà reçu sa récompense : les places convoitées dans la Pouille. L’empereur Maximilien cria fort, il est vrai, et, comme toujours, commença par se démener terriblement ; mais comme toujours aussi, il finit par montrer ses coudes percés, par demander de l’argent à tout le monde, — il en demanda même au pape ! — et par se morfondre dans son impuissance agitée. Il en fut tout autrement du roi très chrétien, qui, à bon droit, pouvait se dire indignement trahi par l’homme qu’il n’a fait qu’obliger et combler, auquel il a procuré Bologne en 1506[1], et tout récemment les villes de la Romagne. Le promoteur de la Ligue de Cambrai faisant sa paix avec le doge en dehors et au détriment de la France ; l’ancien confident et ami des Valois et qui de tout temps, — déjà du temps d’Alexandre VI, — a fait son possible pour les entraîner dans les affaires italiennes, parlant soudain de les renvoyer de l’autre côté des Alpes : en vérité, il y avait là de quoi profondément étonner le successeur de Charles VIII ; et il n’était

  1. En 1506, Louis XII était l’allié également du pape et de Bentivoglio ; à ce dernier il avait même garanti la possession de ses États. En apprenant la marche de Jules II sur Bologne, le roi ne voulut d’abord y croire : « Décidément le pape a trop bu !… » Il finit cependant par se résigner, par prêter même huit mille hommes au Rovere et lui écrire de faire vite !… Jules II a montré à Machiavel la dépêche royale. (Machiavelli, Seconde légation à la cour de Rome. Lettre de Civita-Castellana, 28 août 1506.)